German ARCE ROSS. Paris, le 1er février 2014.
Référence bibliographique (toute reproduction partielle, ou citation, doit être accompagnée des mentions suivantes) : ARCE ROSS, German, « Sadomasochisme, perversion extrême et forclusion de la féminité dans Nymph()maniac, Livre 2, de Lars Von Trier », Nouvelle psychopathologie et psychanalyse. PsychanalyseVideoBlog.com, Paris, 2014
Cf. la première partie de ce texte (sur le Livre 1) ici : https://www.psychanalysevideoblog.com/perversion-sexuelle-et-derive-totalitaire-dans-nymphmaniac-de-lars-von-trier/#comment-197.
Sadomasochism and foreclosure of femininity in Nymph()maniac, Book 2, by Lars Von Trier
Decidedly, the work of Lars Von Trier, especially the Nymph()maniac, Book 2, is a very fine analysis, rich and thorough on the dangerous slope of extreme perversion that dominates today, in a very broad and extensive way, Western society. Several aspects of the decadence of this one are treated in the singular version of a woman victim of hypersexuality, from her adolescence to adulthood.
The interest of the film Nymph()maniac is to show us what extreme perversion means in Western society today. Extreme perversion is to be understood as the association of a multiplicity of perversions (sexual, bodily and social) around a central element, represented by sadomasochism whether it is itself with a sexual connotation or not. Extreme perversion constitutes thus a slope towards crime and a nosography emerges from it.
We thus have sexual perversions that exercises on sexual deviancies which pose a hypertrophy of a part of the body or which makes depend the essential element of the life of a subject under the aegis of its sexual activity. Then there are body perversions accessories to sexuality, such as masochism, sadism, fetishism, voyeurism, exhibitionism or pornography. But there are also bodily perversions with non-direct sexual connotations such as violence against women, child abuse, etc. Finally, the social perversions that aim the domination, manipulation and submission of the Other. They can sometimes be bodily, with a sexual connotation or not, but always exercising in inter-subjective relations.
In these four forms of perversion, sadomasochism can be found not as an intention beforehand but as a threshold that is surpassed in the evolution of pathological perversion.
Sadomasochisme et forclusion de la féminité dans Nymph()maniac, Livre 2, de Lars Von Trier
Décidément, l’œuvre de Lars Von Trier, notamment le Livre 2 de Nymph()maniac, est une analyse très fine, riche et approfondie sur la pente dangereuse de la perversion extrême qui domine aujourd’hui, de façon très large et étendue, la société occidentale. Plusieurs aspects de la décadence de celle-ci sont traités dans la version singulière d’une femme victime d’hypersexualité, dès son adolescence jusqu’à la vie adulte.
Il faut souligner l’excellente représentation cinématographique de Charlotte Gainsbourg lorsqu’elle joue les scènes les plus difficiles et les plus choquantes. Elle est toujours dans le ton qu’il faut et prête à merveille sa personne au personnage de Joe. Également, nous saluons vivement l’immense travail de Lars Von Trier puisqu’à notre avis il sait très bien manier les enjeux cruciaux, les affects, les émotions, les pulsions et répulsions, qui peuvent sommeiller voire se réveiller dans notre civilisation et, de manière diverse, à de degrés différents, en chacun de nous.
Ce potentiel pervers, criminel, fou, extrême, multiple et monstrueux de la sexualité humaine peut être refoulé et se présenter comme fantasme, ou comme surprise onirique, qui peut hanter le sujet dans sa vie ou dans ses cauchemars. Mais, dans ce cas de figure, grâce au refoulement, le potentiel pervers est presque totalement métamorphosé durablement en un noyau neutralisé et non-dangereux. Car, heureusement, le sujet névrosé peut le maîtriser et le canaliser grâce à sa combinaison avec la suppléance que l’amour constitue.
Dans d’autres cas très différents néanmoins, il peut dominer les éclats délirants et hallucinatoires de certains sujets qui n’ont que la forclusion pour maintenir ce territoire à distance. Chez d’autres encore, il fait trembler les bords du désir et les barrières de la jouissance, transposant les limites et rendant flou et mensonger tout ce qui était essentiel auparavant. Dans ces cas, on traverse sans cesse les structures pathologiques jusqu’alors connues en créant d’autres qui intègrent de nouveaux symptômes. Enfin, il y en a qui ne s’y opposent pas mais qui prennent, au contraire, ce potentiel pervers, multiple, hétéroclite et brut, sans intermédiaire, sans précaution, sans conditions préalables, comme un Autre tyrannique auquel ils se soumettent sans opposer aucune résistance. Ces sujets sont happés par une adoration fétichiste en une progression sans contrôle qui les subjugue et les fait perdre, du même coup, la liberté et la dignité. Et c’est de ceux-là, dans leur version féminine, que traite ce conte.
Remarquons avant tout, s’il fallait le dire malgré les évidences, qu’il ne s’agit pas du tout dans cette histoire de la perversion relative appartenant à tout désir en général, ni d’une sorte de perversion polymorphe infantile qui aurait vieilli, mais bien de l’évolution d’une véritable et grave perversion psychopathologique chez une femme. Seligman lui-même, en citant pertinemment Freud, tient à le préciser dans son dialogue avec Joe. C’est d’abord en cela que le Livre 2 de Nymph()maniac vient conforter notre analyse du Livre 1. Nous sommes donc bien, ainsi que nous allons le voir dans ce qui suit, devant l’une des formes les plus totalitaires de perversion psychopathologique, laquelle combine perversions sexuelles, perversions sociales et déchéance extrême de la féminité.
L’évolution des cas de perversion comme celui-ci se manifeste comme une progression effrénée vers un plus-de-jouir presque sans fin. Un plus-de-jouir, car il exige de plus en plus de sacrifices, de plus en plus de contraintes, de plus en plus de dépendance, de plus en plus de douleur et souffrance chez le sujet, au point que celui-ci peut parvenir, sans se rendre compte et s’il ne rencontre aucun obstacle efficace, jusqu’au seuil du crime. Et ceci, en passant par l’association de sa propre perversion avec la gamme très variée des formes multiples de perversions pathologiques.
Tous les aspects de la féminité sont, un à un, l’objet d’un rejet radical, d’une indifférence absolue redoublant la forclusion en provenance du désir maternel. Cette forclusion de la condition féminine, qui accompagne la progression pathologique de la nymphomanie, s’exerce sur les aspects suivants : intolérance, anomie et haine de l’amour de l’Autre sexe, dévalorisation du propre corps au détriment d’une hyperthrophie de la vulve et tout particulièrement du clitoris, désintérêt prononcé pour les attitudes de séduction ainsi que pour l’expérience amoureuse, incapacité vis-à-vis du désir et de l’amour maternels, anesthésie évolutive du plaisir sexuel, absence d’intérêt pour le sexe opposé à partir d’un seuil où disparaît complètement le plaisir sexuel, transformation du désir sexuel en volonté de jouir d’activités para-sexuelles violentes pour éprouver de la douleur tout en favorisant la jouissance clitoridienne, absence totale de l’acuité et de la sensibilité affective et émotionnelle typiques des femmes, identification progressive au désir sexuel masculin, hyper-dépendance vis-à-vis de formes multiples de perversion : sadomasochisme, fétichisme, homosexualité, violence gratuite (sexuelle et morale) contre d’autres femmes…
N’étant pas croyant et se disant asexuel, ce qui est surprenant pour maintenir un dialogue avec une nymphomane, Seligman tient, de son côté, à affirmer, à propos de l’association des perversions multiples chez Joe, qu’il ne pourrait jamais se « mettre à genoux ni devant la religion ni devant le sexe ». Suit alors toute une discussion sur la religion occidentale et orientale, ainsi que sur la morale bourgeoise, ce qui vient conforter également notre analyse du Livre 1. Parce que la question est, au fond, une adhérence fanatisée comme si la sexualité était devenue tout d’un coup une nouvelle religion individuelle, fondamentaliste et extrême. C’est alors que la part de la morale forcément s’impose.
Comme il se doit devant ces types de cas si extrêmes, le travail de Lars Von Trier se présente comme un conte moral, car il y a des principes moraux très forts qui se dégagent des échanges de Joe et Seligman surtout vers la fin du film. Notons que nous ne sommes pas ici sur le plan de l’éthique, mais bien sur celui de la morale dans le sens de la distinction de ces termes faite par Paul Ricoeur [1]. Mais, pourquoi faudrait-il que ce travail soit moral et non pas juste logique ou éthique ? Parce que, dans la mesure où l’état des lieux présenté est saturé de psychopathologie, il ne mène pas à considérer ce qui serait souhaitable dans la vie normale. C’est-à-dire qu’il ne conduit pas vers ce qu’une éthique tend à exprimer comme légitime ou nécessaire pour le bien agir, ou pour le bien dire, dans la relation à autrui. Nous sommes, en revanche, devant un impératif radical, et Selgiman en première ligne, comme quand on est devant quelqu’un qui se trouve au bord du suicide. Dans ces cas, ce n’est pas encore tout à fait l’éthique mais bien la morale qui est appelé d’urgence. L’état des lieux de la vie sexuelle, sociale et psychique de Joe est tellement chaotique que le travail de Lars Von Trier dégage forcément des principes liés à une morale particulière. Cette morale singulière s’impose comme obligatoire, comme un devoir, comme une leçon à tirer pour se prémunir des seuils les plus extrêmes de cette psychopathologie.
Devant la chute impressionnante de la réponse sensible vis-à-vis du plaisir sexuel, laquelle vient à avoir lieu très tôt dans sa vie érotique, Joe est contrainte de chercher d’autres moyens plus poussés mais plus directs pour maintenir malgré tout un degré équivalent de sensations. Nous sommes là devant l’un des effets principaux de la forclusion de la féminité. Il s’agit de quelque chose que nous observons également dans les cas que nous traitons de nymphomanie ou états assimilés : souvent, ces jeunes femmes ou bien perdent partiellement ou totalement la capacité à éprouver le plaisir sexuel, ou bien ne connaissent pas du tout les longues et intenses vagues de l’orgasme vaginal. Cela peut paraître un paradoxe, mais c’est une vérité. La multiplicité des partenaires n’est pas une garantie pour obtenir du plaisir sexuel. Bien au contraire, c’est le meilleur moyen pour le perdre ou le voir s’éloigner. Ces femmes sont alors parfois obligées de chercher d’autres moyens, parfois risqués ou dangereux, pour compenser le vide de plaisir sexuel ou la pauvreté de l’orgasme clitoridien par rapport à celui vaginal. Le pire est cependant lorsque ces moyens sont recherchés et trouvés en dehors du domaine purement sexuel, mais pourtant associés avec ce dernier.
Sadomasochisme et perversions sociales
C’est pour ces raisons que Joe va faire appel à un expert en perversions sociales à caractère corporel, le jeune sadique anonyme. On peut remarquer que le “cabinet”, la chambre ou l’atelier de torture du jeune sadique se présente avec un décor et une ambiance qui rappellent étrangement l’univers concentrationnaire. C’est froid, impersonnel, non-accueillant, silencieux, sombre, presque déshumanisé et angoissant. Le mobilier est strict, mal entretenu, un peu militaire, peu nombreux et insignifiant, les portes sont lourdes et métalliques, les vitres opaques, les espaces insonorisés faisant penser à certains endroits les plus terrifiants des hôpitaux psychiatriques, des morgues, des prisons, des casernes voire des camps d’extermination. Par ailleurs, pour sa prestation (ou faut-il dire ses services ?), il ne demande pas d’argent ni de contrepartie, au moins explicitement. Les personnes présentes sont toujours des femmes à l’allure sombre, soumise, esseulée, perdue et hyper-dépendante. Elle sont là presque comme absentes, posées comme des objets d’échange entre les hommes, soumises à la violence des autres. Elles semblent composer ainsi une sorte de néo-Freuden-Abteilung, ces divisions de la joie dans les camps de concentration où les nazis exerçaient des pratiques sadiques en utilisant les femmes juives comme des esclaves sexuelles, comme le décrit le livre de Yehiel De-Nur[2]. Ou comme s’il s’agissait de la caricature d’un film de nazixploitation[3], et dont le meilleur exemple serait le film Il Portiere di Notte[4].
La sagesse populaire étant très spontanée, riche et pragmatique, ainsi que souvent indépendante des contraintes culturelles du moment, peut nous être utile pour mieux comprendre certaines questions macropsychiques en cours dans la société actuelle. Ainsi, les romans de gare, les BD, les jeux vidéo et quelques films pornographiques de basse catégorie, depuis les années 70 à nos jours, reviennent fréquemment sur des personnages nazis sexuellement pervers et particulièrement sadomasochistes. Pour toutes ces raisons, pour faire une analogie avec les tendances de notre temps et parce qu’il reste anonyme dans le film, on pourrait facilement considérer le jeune sadique K. comme un néo-nazi. Car la perversion extrême et multiple chez les femmes, en lien étroit avec une forclusion radicale de la féminité, reste souvent un appel implicite aux figures sadiques démesurées et violentes telles que l’extrême droite et le néo-nazisme.
Il y a une forme de sadisme qui, bien qu’étant une perversion corporelle, se présente comme non-sexuelle car il s’agit surtout de dominer corporellement l’Autre à l’extrême de la douleur, ou de l’angoisse, sans l’intention d’obtenir un bénéfice directement sexuel. Le bénéfice peut être sexuel, mais il reste indirect, c’est-à-dire sans véritable contact avec les organes sexuels de la victime. Dans ce sens, comment situer les perversions corporelles non nécessairement sexuelles, telles que le sadomasochisme corporel ou le sadomasochisme moral non-sexuel, sans avoir besoin d’un terme comme celui de perversion sociale ?
Dans l’histoire de Joe, nous avons trouvé au moins deux formes de perversion sociale : la première, c’est l’épisode avec le jeune sadique ; la seconde, lorsqu’elle s’engage avec le groupe de criminels.
Le jeune sadique K. est un peu à la place du bourreau, du nazi, de l’activiste violent d’extrême droite : il frappe, torture, avilit et passe à tabac la perverse sexuelle non seulement par consentement mais, pire, à sa demande suppliante. Nous y voyons la rencontre de deux perversions : la sexuelle et la sociale. Il ne cherche pas à jouir de sa propre sexualité à lui, il refuse de l’embrasser et de coucher avec elle. Ce qui l’intéresse, c’est surtout de la soumettre, de la soumettre au pouvoir qu’il peut exercer par son action vis-à-vis du plus-de-jouir de Joe. Il veut la dominer par la jouissance masochiste : mixte de douleur extrême et plaisir clitoridien. Nous avons ainsi deux triangles : le bourreau, Joe et la douleur. Et le bourreau, Joe et le clitoris. Le jeune sadique commande la tyrannie du clitoris. Il en devient le pilote. Il ne participe pas directement de la sexualité. Il accepte ainsi implicitement le non-rapport sexuel, mais à sa façon. Pour le détourner de l’impossibilité de s’établir. Il ne se place pas comme partenaire mais comme autorité tyrannique qui apporte une jouissance extrême. Ainsi, il passe à dominer la sexualité de Joe, il la met en scène, il la conditionne. Il dose, dirige. En tout cela, il définit la perversion sociale. Parce qu’il retire progressivement à Joe, et à toutes les autres femmes qui défilent par sa salle de torture, toute dignité et tout respect pour elles-mêmes et pour leur propre corps.
Après cette expérience calamiteuse, Joe s’engage dans une organisation criminelle qui pourrait être, au choix, une faction politique extrême, la mafia, une cellule terroriste ou un groupe du haut banditisme. Là encore, son rôle n’est pas forcément de participer directement de l’acte sexuel, bien que cela puisse arriver, mais de dominer l’Autre à un point extrême lui ôtant sa dignité et tentant de repousser, voire d’anéantir, les barrières du refoulement. C’est ainsi que, devant une énième victime, Joe lance un discours (d’ailleurs très actuel dans notre société) sur le catalogue assez vaste des perversions sexuelles disponibles. Elle dit quelque chose de ce genre : « tout homme a une faille et je voulais trouver la sienne. Pour le faire céder et pour qu’il paie. Je lui ai donc parlé de plusieurs formes de déviances sexuelles : du sado-masochisme, du fétichisme, de l’homosexualité… mais rien. Pas de réaction de sa part. Alors, quand j’allais presque abandonner, je lui ai parlé d’une scène de pédophilie. Et là, il a eu une érection. » C’est-à-dire que Joe identifie très bien que, sous certaines conditions, le refoulement peut céder laissant libre cours à l’expression presque brutale du potentiel pervers sous-jacent. Dans ce cas, il s’agissait d’un acte pédophile homosexuel, car elle parlait à cet homme d’un petit garçon. Et cette manoeuvre, à mon avis, est un exemple de perversion sociale car il s’agit d’une domination presque totale, totalitaire, tyrannique, hyper-dépendante, de la sexualité d’autrui.
C’est à cet endroit que Lars Von Trier fait intervenir une phrase, pleine de sens, mais qui pourrait être très choquante pour certains. Il fait dire à Joe quelque chose de ce genre : « vu la force du potentiel pervers en cause, un pédophile qui ne passe pas à l’acte mériterait une médaille » ! Il nous semble que cette phrase est à mettre en lien avec celle que le même Von Trier a proféré dans son interview de Cannes où il a dit qu’il « comprenait Hitler dans son bunker ». Ceci voudrait dire qu’on peut comprendre Hitler-dans-son-bunker dans la mesure où on peut comprendre le pédophile-qui-ne-passe-pas-à-l’acte. Il me semble que c’est injuste de faire un procès à Lars Von Trier pour des phrases de ce genre, dans la mesure où, s’il est metteur-en-scène, il peut aussi à certains moments représenter lui-même des personnages de fiction lors de sa vie personnelle. Quand il formule cette phrase sur Hitler-dans-son-bunker, je ne pense pas qu’il dit forcément ce qu’il pense personnellement, mais plutôt ce qu’il pourrait penser s’il était quelqu’un d’autre ayant une part de perversion criminelle. Une autre possibilité c’est qu’il essaie d’identifier et d’étudier le peu d’humanité qui peut rester chez tout être, même chez le pire criminel. En tout cas, Hitler-dans-son-bunker et le pédophile-qui-ne-passe-pas-à-l’acte peuvent être des formations psychiques, c’est-à-dire des personnages intimes, pour représenter la part profondément noire de l’existence de chacun. Et cela, même si elles sont fantastiquement exagérées et sources de provocation lorsque communiquées.
Aussi, nous pouvons imaginer que lorsqu’il parle de comprendre un-Hitler-dans-son-bunker, ou même un-pédophile-qui-ne-passe-pas-à-l’acte, c’est peut-être pour représenter, par exemple, ce que certains peuvent se dire concernant les réformes sociétales qui tentent de normaliser les perversions. Un-Hitler-dans-son-bunker qui serait finalement libéré dans l’expression et les actes (montée de l’extrême droite) et un-pédophile-qui-ne-passe-pas-à-l’acte, méritant donc de participer à la vie sociale de façon pleine et entière (normalisation actuelle des perversions), seraient les deux derniers verrous qui manqueraient encore de sauter pour dériver complètement vers une société totalitaire. Je tiens à préciser que mon analyse n’est pas forcément pessimiste, ou catastrophiste, puisque je parle seulement des risques à partir des tendances que je constate. Et parce que je crois également que la société occidentale a aujourd’hui suffisamment de ressources psychiques, politiques et sociales pour canaliser à profit, et de façon constructive, les tendances actuelles qui poussent vers un retour du pire. Le traitement du cas de Joe est l’exemple-même de l’espoir que l’on peut retrouver y compris dans les situations les plus graves et dangereuses.
L’intérêt du film Nymph()maniac est de nous montrer ce que veut dire la perversion extrême à l’oeuvre dans la société occidentale aujourd’hui. La perversion extrême est à situer comme l’association d’une multiplicité de perversions (sexuelles, corporelles et sociales) autour d’un élément central, représenté par le sadomasochisme qu’il soit lui-même à connotation sexuelle ou pas. La perversion extrême constitue ainsi une pente vers le crime et une nosographie s’en dégage. Nous avons ainsi des perversions sexuelles s’exerçant sur des déviances sexuelles qui posent en avant une hypertrophie d’une partie du corps ou qui font dépendre l’essentiel de la vie d’un sujet sous l’égide de son activité sexuelle. Ensuite, il y a des perversions corporelles accessoires à la sexualité, telles que le masochisme, le sadisme, le fétichisme, le voyeurisme, l’exhibitionnisme ou la pornographie. Mais il y a aussi des perversions corporelles à connotation non-sexuelle telles que les violences faites aux femmes, la maltraitante des enfants, etc. Enfin, les perversions sociales qui ont comme but la domination, la manipulation et la soumission de l’Autre. Elles peuvent parfois être corporelles, à connotation sexuelle ou pas, mais s’exerçant toujours dans les relations inter-subjectives. Eh bien, dans ces quatre formes de perversion, on peut trouver le sadomasochisme non pas comme une intention au préalable mais comme un seuil que l’on dépasse dans l’évolution de la perversion pathologique.
Étant donné qu’une perversion de cette ampleur ne peut pas se produire par génération spontanée, Lars Von Trier a bien dû faire référence aux sources familiales de la psychopathologie de Joe. Ainsi, dans le Livre 1, nous avons eu quelques éléments pour penser à une probable psychose chez le père, à un état proche de la forclusion du désir maternel chez la mère et à une possible pauvreté de la vie sexuelle chez le couple des parents. Cependant, ces éléments, encore insuffisants, ne nous permettent pas d’expliquer pourquoi les troubles de Joe se sont concentrés dans le domaine de la sexualité et non pas ailleurs. Pourquoi, et à partir de quoi, est-elle devenue nymphomane et non pas psychotique par exemple ?
À plusieurs moments, on a l’impression que Joe pourrait se trouver à la lisière entre psychose et perversion. Pour cela, nous avons quelques éléments. D’abord, des phénomènes hallucinatoires : des hallucinations visuelles concernant la Vierge Marie, des hallucinations de lévitation et de dédoublement du corps depuis au moins l’âge de 12 ans, sinon avant ; des hallucinations héautoscopiques du miroir où elle, déjà adulte, aperçoit le double d’elle-même comme si elle avait encore 12 ans. Des phénomènes qui pourraient nous faire penser aux facteurs blancs : désaffection généralisée dans la relations à ses proches ; forclusion du désir maternel et incapacité de s’occuper de son enfant ; escapades nocturnes très dangereuses, car elle laisse son petit enfant complètement seul pendant toute la nuit (même le soir de Noël) ; absence presque totale de sentiment de culpabilité ; absence de réaction affective et émotionnelle devant la rupture totale d’avec son enfant et d’avec son mari ; aucune référence à ses parents, ni à l’amour, ni au désir mais seulement à la jouissance sexuelle, sauf lorsqu’elle devient une pseudo-mère incestueuse pour la jeune P. Ensuite, des passages à l’acte et des troubles importants dans la relation à autrui : une attitude généralisée et presque permanente comme si elle était encore une jeune adolescente, complètement irresponsable et inconséquente ; grande immaturité et infantilisme, mais absence d’attitudes de séduction hystérique (elle ne drague ni ne se fait draguer, elle se donne seulement d’emblée sans aucune séduction ni échange intersubjectif préalable) ; apragmatisme généralisé ; absence de lien social (elle ne travaille pas, n’a pas d’amis, ne fréquente personne en dehors des gens à qui elle cède son corps) ; réduction des relations inter-personnelles à la seule compulsion sexuelle ; recherche volontaire d’actes de torture contre soi.
Nous pouvons ainsi plutôt situer la véritable perversion psychopathologique non pas tout à fait comme un négatif de la névrose, laquelle est absente, mais surtout comme l’un des destins possibles de la psychose naissante à un âge précoce. Il faut noter que, dans son discours et ses souvenirs, l’âge de 12 ans revient sans cesse, comme si elle avait vécu quelque chose de très important à cette époque ou comme si on pouvait situer à cette période le choix du domaine sexuel pour loger le symptôme principal. Elle ne débute pas sa vie sexuelle en cherchant à vivre une véritable expérience d’amour, mais tout bêtement à perdre sa virginité, comme s’il s’agissait d’une initialisation nécessaire et sans importance, complètement déshumanisée. Nous avons approximativement à cette époque encore frais le souvenir du jeu de la grenouille, la complicité malsaine du père concernant les questions sexuelles et surtout la relation entre hallucinations et expérience orgastique proche du phénomène mystique. Mais nous ne savons pas quel est l’élément proprement opératoire dans la construction de la nymphomanie.
Lars Von Trier revient alors sur le moment où Joe se fait passer à tabac. Avec l’intention de tuer, par jalousie pour la jeune P., son ancien amant et père de son enfant, Jérôme Morris, elle traverse les ruelles froides, grises et humides où Seligman la trouvera quelques minutes plus tard. Par coïncidence, elle y retrouve Jérôme et la jeune P. Dans un dernier sursaut de colère jalouse, Joe tire en direction de Jérôme mais oublie de débloquer l’arme. Se rendant compte de la tentative d’assassinat manquée, Jérôme se venge en frappant violemment Joe. Une fois à terre, il se tourne vers la jeune P. pour la baiser sur les poubelles devant Joe, en la pénétrant 3 fois par devant et 5 par derrière pour revenir sur le compte 3+5 du début de son histoire. Cette vengeance érotique ressemble à celle qu’exécutait Mimi, la femme trompée et humiliée par les actes sadomasochistes dans le film Lune de fiel, de Roman Polanski, en couchant devant son ancien amoureux avec d’autres hommes de passage [5]. Évidemment que cette perversion extrême, c’est-à-dire multiple et dominée par le sadomasochisme, comme on pouvait s’y attendre, finit en violences et actes criminels.
Et, pour terminer, la jeune P., délaissant sa relation saphique temporaire pour passer à une relation hétérosexuelle avec Jérôme, urine sur Joe gisant sur le caniveau. Le couple transférentiel psychopathologique de base que constituaient ses parents pour Joe se retrouve dans la mise en acte du couple de Jérôme avec la jeune P. Lui, comme le père, la frappe (équivalent de la violence sexuelle présente dans l’ambiguité relationnelle de son père envers elle), elle, comme sa mère, exerce sa pression ondiniste en méprisant lourdement Joe par une douche dorée dans le caniveau. Un homme revendique son amour blessé contre une femme échouant dans la perversion criminelle, après avoir fait défiler en série d’autres hommes devant sa première perversion sexuelle. Une femme, jeune perverse, humilie une autre femme aux perversions multiples pour la punir des dégâts que sa sexualité et son anamour lui ont causé.
Traitement de la nymphomanie devenue perversion extrême
Pendant tout le long du film, y compris lors de sa fin surprenante, les dialogues entre Joe et Seligman continuent à rappeler les séances d’une psychanalyse. Grâce au maniement astucieux et pratiquement naturel, ou spontané, du transfert et en s’appuyant sur une écoute attentive de ce que le discours de Joe produit chez lui, Seligman réussi non seulement à tenir très bien son rôle, mais surtout à produire des effets thérapeutiques chez cette femme. Il y a ainsi un véritable travail d’élaboration symbolique de sa position subjective. À cet égard, lors des derniers minutes et tout en maintenant une attitude prudente bien que sincère, attentive et positive, Seligman change soudain de discours pour tenir des propos plus proches de ce qui serait une véritable interprétation sur l’essentiel de l’histoire racontée et vécue par Joe. En toute innocence et sans être en même temps juge et partie, puisqu’il se présente comme « innocent » ou « vierge » concernant les affaires concrètes et vitales de la sexualité agie, Seligman est plus à l’aise pour lui dire ce qu’il en pense. Ces paroles, produisant presqu’un effet de vérité apophantique, mobilisent Joe au point où, devant l’impasse logique, elle ne peut que réfléchir à une résistance inédite et positive qui l’aidera à s’en sortir. C’est là où finalement apparaît un rayon de soleil sur le mur de sa vie sombre.
Comment peut-on prendre le tout dernier tableau du film lequel est surprenant et producteur d’un certain malaise ?
Nous pouvons concevoir le tout dernier tableau comme un rêve très important de fin de parcours, ou de fin d’analyse, chez une nouvelle Joe laissant derrière elle la nymphomanie. Après avoir écouté attentivement le discours apophantique de Seligman, Joe délivre sur le champ le résultat de son travail d’élaboration. Elle affirme qu’elle vient d’avoir une décision : désormais, elle comptera sur ses propres ressources personnelles pour faire face et pour résister (c’est bien le mot qu’elle emploi clairement), coûte que coûte, contre ses vieux démons. Et elle s’en dort. Seligman la couvre gentiment d’un affect tendre mais non sensuel et se retire.
Mais s’il revient, c’est que, très probablement, Joe est désormais en train de rêver. Contre toute attente, puisqu’il est asexuel, Seligman entre dans sa chambre, à moitié nu, alors qu’elle dort et tente de la pénétrer. Sauf qu’il se présente devant elle en détumescence, comme si Joe l’avait annulé en tant qu’homme. Comme si la castration symbolique chez Seligman pouvait rejaillir avec ses effets positifs sur elle. Et à partir de là jusqu’à la fin du film, le gros tableau gris qui couvre la totalité du champ visuel, mais qui laisse passer les sons, peut vouloir dire qu’il s’agit seulement d’un rêve où enfin elle tue symboliquement le père trop aspirant de l’amour ambigu. On peut alors imaginer qu’en partant de cet appartement, Joe peut passer à une autre période plus apaisée de sa vie.
On trouvera l’analyse du Livre 1 ici : https://www.psychanalysevideoblog.com/perversion-sexuelle-et-derive-totalitaire-dans-nymphmaniac-de-lars-von-trier/
Notes
1. RICOEUR, Paul, Soi-même comme un autre, Le Seuil, Paris, 1990.
2. Freuden-Abteilung : “divisions de la joie”. Cf. Yehiel De-Nur, Maison de filles (1956), Gallimard, Paris, 1958.
3. Films à connotation sadomasochiste exploitant l’iconographie nazi et évoquant ce que pouvait être ou devait être la vie sexuelle des nazis dans les camps d’extermination. Dans ce genre de film, il y a des esclaves sexuels et des officiers SS qui jouent toujours le rôle des sadiques. Cf. Chris Bickel, Sex, Swastikas, and Sadism : Nazi Sexploitation: an overview and the ten best, November 10, 2005. Cf. aussi : Amit Pinchevski and Roy Brand, « Holocaust Perversions: The Stalags Pulp Fiction and the Eichmann Trial », Critical Studies in Media Communication, 24:5 387-407, 01 December 2007.
4. CAVANI, Liliana, Il Portiere di Notte, Lotar Film, Italia, 1974. Avec Charlotte Rampling et Dirk Bogarde.
5. POLANSKI, Roman, Lune de fiel, Roman Polanski et Alain Sarde, France, 1992. Avec Hugh Grant, Kristin Scott Thomas, Emmanuelle Seigner et Peter Coyotte.
German ARCE ROSS. Paris, 2014.
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26/05/2014 at 16:31
La Perversion et la morale [1/2]
Les productions artistiques ne sont que rarement le résultat d’une intentionnalité ou d’un acte prémédité chez l’artiste. Elles sont plutôt une expression de ce que le sujet capte d’une époque et d’un thème en particulier. En l’occurrence, Lars Von Trier traite de l’évolution criminelle de la perversion sexuelle chez une jeune femme actuelle.
Si vous êtes éclairé par la psychopathologie et par la pratique clinique de la psychanalyse, vous pouvez percevoir qu’il s’agit bien d’une perversion pathologique et non pas d’une perversion universelle appartenant aux traits généraux de la féminité. Et dire cela de cette façon ne comporte évidemment pas de signification moralisante du terme de perversion. Nous savons que ce terme n’acquiert la connotation d’insulte, de dépravation ou de méchanceté, comme celui de perversité, que dans l’usage vulgaire fait hors pratique clinique. Et cela, à la suite de certains psychanalystes qui, comme Robert Stoller, ont malheureusement contribué à lui coller cette signification. Plus précisément, Stoller parle de l’érotisation de la haine dans la perversion, ce qui a motivé cette connotation. En revanche, ce que je garde positivement de lui, et que j’observe également dans les cas de ma propre clinique, est la transformation du « traumatisme en triomphe », selon les propres termes de Stoller. Cependant, cet état de fait je l’identifierais plutôt comme une hyper-sexualisation fétichisée du démenti, sauf dans les cas les plus graves qui produisent un sadomasochisme extrême et qui sont parfois coupés de la sexualisation. Et c’est dans cette fétichisation de la volonté de jouissance que se situe le sujet pathologique dont parle Lacan ,à propos de la perversion, dans « Kant avec Sade ».
Cela dit, nous devons également considérer que la perversion pathologique est une souffrance morale, ou psychologique, très importante pour un sujet, voire pour ses partenaires, et éventuelles victimes, lorsqu’elle prend la forme que j’appelle du terme de perversion extrême. À mon avis, celle-ci a un noyau sadomasochiste et un mode d’expression orienté vers le crime. En outre, il faut dire que toute perversion pathologique produit inévitablement une critique fanatique de la morale et des lois en vigueur pour lui opposer une autre morale extrême, tyrannique et en accord avec ses propres buts. La perversion extrême est en soi un moralisme pseudo-religieux, fanatisé et presque sectaire car farouchement opposé au lien social.
Ainsi, tout discours sur la perversion, surtout celle extrême, pose inévitablement la question de la morale comme si elle n’était pas bien fondée, au point de la disqualifier en la renversant en son contraire. La perversion, même celle à peine transgressive, se présente ainsi comme un Bien moral, inédit et révolutionnaire. Elle se produit le plus souvent lors de graves crises financières et politiques, ou lors de périodes pré ou post-révolutionnaires, comme le signe d’une terrible décadence sociale et morale, voire comme le signe d’une transition déboussolante vers une forme inconnue d’organisation politique.
Cela ne veut pas forcément dire que le psychisme est la résultante directe des troubles sociaux, mais que les symptômes psychiques nouveaux et les turbulences sociales sont tous les deux des conséquences d’un troisième élément. Un élément à mettre en lumière plus tard et qui pourrait appartenir à une sorte d’anthropologie psychanalytique. D’une façon ou d’une autre, j’en suis sûr, nous y reviendrons. En plus, nous ne devons pas négliger une donnée importante de l’expérience analytique lorsqu’elle est confrontée à ce qu’on appelle le pathologique. C’est que le clinicien, le praticien, le psychanalyste, qu’il le veuille ou non, est bien obligé de travailler avec l’aspect moral de l’expérience où pulse le pathos.
En effet, comme l’affirme l’excellent travail de Claude Geets, la morale, en tant qu’aboutissement d’un drame, se pose toujours comme une négativité (Geets, Psychanalyse et morale sexuelle, 1970, p. 48). Geets se rapproche du même mouvement insistant de Freud qui pose les prohibitions et les interdits comme résultant d’un conflit oedipien avec le père. Plus précisément, la morale est définie comme négativité délimitant ce qui reste des conflits. Car elle est une leçon de vie qui vient forcément à la fin, mais également au début anticipé de chaque circonstance importante de l’expérience.
Et en tant que négativité, la morale est alors, comme chez Emmanuel Kant, une anti-nature et un principe de civilisation. Mais pas seulement. Car elle peut s’inverser en son contraire produisant ce que Lacan appelle la volonté de jouissance. Mais elle est aussi présente dans une multitude d’expressions dites psychopathologiques, telles que le sentiment de culpabilité, la crise de jalousie, les actes d’auto-punition, le délire d’indignité, etc. Ainsi, il est évident que l’analyse des troubles se fasse dans un langage suggérant, depuis Freud, une problématique non pas « naturelle » mais « morale ».
26/05/2014 at 16:43
La Perversion et la morale [2/2]
Même si, au début, les idées de Freud choquent un peu le public, il ne tient pas à, par exemple, utiliser la psychanalyse pour justifier la perversion. À cet égard, Freud tient à dissiper tout malentendu. Il dit explicitement ceci : « si la limitation morale imposée par la société est responsable de la privation dont souffre le malade, le traitement, penserez-vous, pourra l’encourager ou l’inciter directement à s’élever au-dessus de cette limitation, à se procurer satisfaction et santé moyennant le refus de se conformer à un idéal auquel la société accorde une grande valeur, mais dont on s’inspire si rarement. Cela reviendrait à dire qu’on peut guérir en vivant jusqu’au bout sa vie sexuelle. Et si le traitement analytique impliquait un encouragement de ce genre, il mériterait certainement le reproche d’aller à l’encontre de la morale générale, car il retirerait alors à la collectivité ce qu’il accorderait à l’individu. Mais que vous voilà mal renseignés ! Le conseil de vivre jusqu’au bout sa vie sexuelle n’a rien à voir avec la thérapeutique psychanalytique, ne serait-ce que pour la raison qu’il existe chez le malade un conflit opiniâtre entre la tendance libidineuse et le refoulement sexuel, entre son côté sensuel et son côté ascétique. Ce n’est pas résoudre ce conflit que d’aider l’un des adversaires à vaincre l’autre » (cf. Freud, Introduction à la psychanalyse, pp. 409-410).
Ce texte est très clair. Pour Freud, résoudre le conflit n’est prendre fait et cause ni pour la satisfaction ni pour la frustration. D’ailleurs, on pourrait ajouter le fait que si on choisit la frustration, on renforce la morale traditionnelle, mais si on choisit, coûte que coûte, la satisfaction, on tombe dans une morale contraire. A droite, nous avons une morale, à gauche, nous en avons une autre. Il n’y a pas qu’une seule morale mais il y a bien deux morales qui s’opposent à chaque conflit.
Plus que cela, nous devons remarquer que la perversion, telle que Lacan la situe, est un renversement de la morale en un principe rigoureux et impératif qui, devant la refente du sujet qu’elle crée, pousse celui-ci à s’asservir en tant qu’objet à une figure tyrannique de la jouissance (cf. Lacan, Kant avec Sade, p. 784). Plus précisément, selon Lacan, le sujet pervers, notamment sadique ou sadomasochiste, tout en dépassant les limites du désir et du fantasme (Lacan, idem, p. 786), ce que j’appelle du terme d’événements trans-limites, rencontre non pas le plaisir, non pas la satisfaction, ni même la jouissance, mais, plus que cela, une pétrification de la jouissance (Lacan, ibid., p. 773).
Dans l’événement trans-limites, qui n’est plus du tout ce que la transgression est à la Loi, le sujet pervers se fait l’instrument d’une jouissance figée (selon les termes de Lacan). Autrement dit, pour obtenir l’évanouissement du sujet, le mouvement de la volonté de jouissance fait que « son agent apparent se fige en la rigidité de l’objet » (Lacan, ibid., p. 774). Nous avons-là pétrification, rigidification, fixation, instrumentalisation, aliénation, objectalisation, en un mot : tyrannie de la jouissance. Et c’est cela que nous observons, en grande partie, dans la nymphomanie de Joe.
La volonté de jouissance veut dire que la nymphomanie, en tant que perversion, est une morale tyrannique qui exige de plus en plus d’asservissement de la part du sujet. Elle est perverse, car elle est le produit d’un renversement des valeurs et des principes moraux jusqu’alors en vogue et avec lesquels le sujet était auparavant probablement en conflit. Elle est extrême, parce que l’instrumentalisation pousse le sujet, de plus en plus loin, dans la direction de la jouissance criminelle.
26/05/2014 at 16:55
Les Quatre perversions
On pourrait parler de quatre formes de perversion.
D’abord, celle qui est convenu d’appeler la perversion polymorphe de l’enfant et qui serait universelle, courante, nécessaire, inévitable et normale. Celle-ci se retrouve plus tard dans l’exercice du désir, dans l’expérience amoureuse, dans le phénomène transférentiel, comme traits de perversion accompagnant l’investissement libidinal normal.
Ensuite, la perversion transgressive, existante en plusieurs degrés, plus propre à l’âge de l’adolescence et de la jeunesse, et qui demeure dans l’enceinte plus ou moins large de l’acceptable pour le développement psychosexuel d’un sujet.
Après, il y a la perversion fétichisée qui se manifeste de préférence dans le domaine des déviances sexuelles mais accompagnées d’un processus, plus ou moins solide, de fétichisation. Celle-ci est souvent pathologique, même s’il y a des formes qui peuvent s’atténuer et se normaliser.
Finalement, il y a la perversion extrême qui est une sorte d’évolution de la perversion fétichisée, laquelle est principalement sexualisée, vers des formes dites sociales. La perversion peut garder sa composante sexuelle, ou pas, mais elle s’adjoint d’une progression exponentielle du sadomasochisme en passant par le corps, la sexualité et surtout la relation à l’Autre, avec une claire orientation criminelle.