German ARCE ROSS. Paris, 1998, 2013.
Référence bibliographique (toute reproduction partielle, ou citation, doit être accompagnée des mentions suivantes) : ARCE ROSS, German, « Le Suicide selon les sexes », Nouvelle psychopathologie et psychanalyse. PsychanalyseVideoBlog.com, Paris, 2013.
Une première version de ce texte a été publié sous le titre « Le Suicide, entre masculin et féminin », La Cause freudienne, 38. ECF, Paris, 1998, p. 152.
Depuis l’immense travail d’Émile Durkheim, nous savons que les hommes et les femmes ne se distinguent pas seulement en termes de reproduction sexuée, ni de places dans l’amour ou de rôles dans l’activité sexuelle, mais également dans le rapport à la propre mort. On sait ainsi, grâce à cette étude, que les moyens mis en place par le lien social, tels que la vie familiale ou l’alliance conjugale, constituent autant de préventions du suicide en comparaison de la vie solitaire ou affranchie du collectif. Cependant, cela ne va pas de même pour les hommes et pour les femmes selon les conditions permises par la société au mariage, à la vie de famille et au divorce. Ainsi, par exemple, dans une société où le divorce n’existe pas, ou qu’il n’est pas vraiment utilisé comme échappatoire pour les malheurs d’un mariage raté, l’immunité du suicide avantage les hommes mariés au détriment des femmes mariées. Inversement, dans une société où il est permis de divorcer, le mariage favorise l’immunité au suicide chez les femmes mariées au détriment des hommes mariés[1]. Sans aucun doute, hommes et femmes ne sommes pas égaux par rapport au suicide.
L’un des mérites du très rigoureux rapport psychiatrique de Didier Cremniter, Les Conduites suicidaires et leur devenir[2], est de nous démontrer qu’en fonction de son sexe, on n’est pas pareil, plus précisément, devant les pensées, les arguments, la décision et surtout l’acte du suicide. Ainsi, étant plus froid et agressif voire violent, un sujet masculin commettrait plus de conduites suicidaires réussies que celui de l’Autre sexe. Autrement dit, même si une femme est en général plus suicidante qu’un homme, c’est-à-dire même si elle effectue statistiquement plus de tentatives et autres mises-en-scène, un homme se retrouve en revanche plus facilement dans la classe des sujets suicidés.
La différenciation très prenante entre conduites qui maintiennent quelqu’un dans l’état de suicidant et celles qui le mènent au fait accompli du suicidé, s’appuie sur les distinctions très fines de Jacques Lacan autour de la notion de passage à l’acte, dans sa distinction d’avec celle d’acting-out, que Jacques-Alain Miller a eu l’occasion de commenter en 1988 dans un volume des Actualités psychiatriques[3].
À cet égard, la conduite suicidante se rapproche de la notion d’acting-out dans la mesure où il s’agit, dans ces deux cas, d’une intention, avouée ou non, d’exécuter par un tel agir un appel à un Autre investit du rôle de spectateur, lequel devient du même coup, en même temps, le témoin et l’adresse du message. Dans l’intention du montrer, orienté vers le regard de l’Autre, le sujet trouverait une sorte de bénéfice ou d’avantage du fait que par la mise-en-scène il cherche à punir cet Autre par le moyen de la vengeance, du chantage, du factice ou de la morale masochiste.
C’est alors par exemple qu’il nous est arrivé de parler, dans un autre travail, d’une vengeance suicidaire, forme d’altruisme négatif ou altruisme de mort, en tant que réaction du sujet qui a été inconsciemment choisi par la mère comme cible et comme contenant de son angoisse suicidaire[4]. L’angoisse suicidaire appartient à l’amour maternel dans le sens où celui-ci peut être angoissé et angoissant, ou peut se manifester comme agent d’une relation à double voie, ambivalente et symbiotique. Une telle angoisse amoureuse, dite schizophrénogène et appartenant notamment à une perte précoce et brutale de l’amour primaire ou transitionnel, est vécue de préférence en fonction d’épisodes dépressifs de la mère et se cristallise sous la forme d’une angoisse de mort.
À ce propos, en 1956, Harold Searles étudie la « Psychodynamique du désir de vengeance »[5]. Ce sentiment, perçu généralement comme négatif, comme une simple manifestation de l’hostilité, est ici au contraire considéré comme une forme défensive contre des affects rejetés. Cette idée trouve son support dans l’angoisse de séparation et le chagrin qui seraient tous les deux la force première permettant au sujet de « s’accrocher psychologiquement » à une personne à laquelle il n’a pas encore « renoncé ». L’élément essentiel de la vengeance, comme d’autres sentiments négatifs tels que le mépris ou l’hostilité, serait la défense contre l’angoisse de séparation et contre le chagrin, laquelle défense donnerait sens au motif subjectif qui justifie les représailles. Le désir de vengeance serait une tentative du sujet de se libérer de la dépendance envers l’objet aimé, tout en gardant le rapport hostile qui demeure en contact étroit avec lui et aide le sujet à surmonter le problème de la frustration de la dépendance. La vengeance serait ainsi une forme d’acting out par laquelle on tente de réparer la frustration due au besoin de dépendance, dans la mesure où elle possède le pouvoir de maintenir intacte la dépendance envers l’objet aimé malgré son refus.
En contre-position à ces tentatives suicidantes mises en scène en fonction d’une relation déçue ou vindicative envers un Autre à qui il faut passer le message, le fait suicidaire accompli serait de l’ordre du passage à l’acte dans la mesure où il comporte un agir radicalement solitaire, car séparé, détaché, de toute référence à l’Autre. Pour Jacques-Alain Miller, si dans l’acte il y a un non proféré envers l’Autre, c’est qu’il est toujours auto-dirigé en quelque sorte vers la mort du sujet car la scène n’y est plus. À l’opposé de l’intention et de l’appel à la reconnaissance contenus dans la mise-en-scène, nous voyons dans l’accomplissement suicidaire une mise-en-acte sans idéation ni contenu, sans message ni demande, un pur acte sans appel à interprétation. Considérant les données statistiques en fonction des sexes et la distinction lacanienne quant l’acte, l’acting-out de l’événement suicide aurait plutôt un modèle féminin tandis que le passage à l’acte répondrait à un modèle masculin.
Toutefois, partant de ses résultats épidémiologiques, Didier Cremniter nous apporte une autre distinction. Celle-ci essaie, avec une réussite éclatante, de combiner les données brutes recueillies dans les urgences et les analyses logiques où peuvent s’insérer les distinctions dont on a parlé plus haut. D. Cremniter effectue un travail de longue haleine, digne de grande admiration et de respect. Il enquête de façon prospective, à hauteur de 8 ans de la date d’inclusion, sur une cohorte de près de 500 patients admis aux urgences pour cause de tentatives de suicide ou d’idées inquiétantes, car assez élaborées, de se donner la mort.
L’auteur nous fait remarquer qu’il y a une opposition entre la simple construction d’idées de suicide, que l’on trouverait plus largement dans les cas accompagnés de troubles dépressifs, et les tentatives de suicide, faisant partie plus particulièrement des pathologies dites de l’adaptation et de la personnalité. Cette antinomie entre idéation et action, dont J.-A. Miller parlait déjà en 1988, serait extrêmement utile pour le maniement de la cure, dans le sens où plus un sujet construit des pensées ou des théories sur le suicide, moins il serait apte à le commettre. Sauf s’il s’agit d’un sujet psychotique et que le contexte actuel dans lequel il se situe est particulièrement angoissant ou inconfortable pour le sujet et son entourage.
Justement, à ce propos, ne doit-on pas aussi faire la distinction entre les croyances ou déliriums névrotiques et les constructions proprement délirantes des psychotiques? Remarquons que le délire d’immortalité, à la Cotard par exemple, n’empêche pas forcément le sujet de franchir le seuil de son angoisse de mort, mais au contraire lui procure un argumentaire et une fuite justifiant son impulsion.
Si les idées et les pensées en général aident à éviter l’action, la fuite des idées au contraire la prépare et l’encadre irrésistiblement. Seulement, nous devons souligner à la suite de D. Cremniter que, malgré les apparences et le fait que la manie dépressive psychotique mène logiquement vers l’acte de solution, le suicide n’est pas toujours mélancolique et qu’il est plutôt observé une corrélation très importante entre tentative suicidaire et états dépressifs non-mélancoliques. À cet égard, nous pouvons citer par exemple le grand potentiel suicidaire des schizophrénies dysthymiques. D’autres facteurs de risque seraient les antécédents de toxicomanie ou d’alcoolisme, lesquels sont considérés, en plus, comme des formes chroniques de suicide.
La définition du terme de tentative reste problématique dans la mesure où l’on observe des conduites parasuicidaires, comme les conduites à risque, les refus thérapeutiques, les toxicomanies, les automutilations… Alors, il faut faire appel à la distinction entre primo-suicidants et multirécidivistes ainsi qu’entre tentatives violentes (par défenestration, arme à feu, pendaison…) et non-violentes (ingestion médicamenteuse, phlébotomie superficielle…). Cette méthode nous permet d’effectuer une analyse du taux de mortalité en fonction de l’existence au départ de tentatives ou d’idées de suicide, en rapportant les primo-suicidants aux formes non-violentes et les multi-récidivistes aux passages à l’acte violents.
Par là, les facteurs de mortalité ne s’observent pas nécessairement dans la répétition des tentatives mais dans l’utilisation de formes violentes, dans le manque d’idéation suicidaire, dans l’absence de demande d’écoute et dans les pathologies se configurant selon un modèle mélancolique ou logiquement équivalent. En outre, dans un souci de prévention, on doit souligner que la période de grande vulnérabilité est celle qui suit immédiatement le moment critique de la tentative, celle suivant par exemple la consultation aux urgences. Et dans notre propre clinique, nous pouvons dire que les périodes particulièrement critiques peuvent être celles où le sujet est lancé dans ce que nous appelons la fuite des événements. À savoir, celle où certains événements surprenants et inhabituels de la vie du sujet, des événements inter-subjectifs parfois extrêmement positifs ou vécus dans un clair esprit enthousiaste ou triomphaliste, s’enchaînent dans une succession parfois vertigineuse, tout en échappant à son contrôle.
Il faudrait également considérer que les suicides réussis peuvent être également divisés, à la mode de Durkheim, en altruistes, égoïstes et anomiques. Si les suicides altruistes, ceux par exemple où le sujet suicide ses propres enfants pour les soulager de la pénible souffrance qu’il ressent devant la vie, sont le plus souvent le fait de femmes, mères ou amoureuses passionnelles de préférence, les suicides égoïstes sont en général le fait des hommes. La mère peut considérer même un devoir moral altruiste le fait d’emmener avec elle ses propres enfants. Ou alors, elle peut aussi se suicider de manière altruiste pour le bien de l’Autre. Il s’agit d’un suicide-homicide sacrificiel. Dans le cas du suicide égoïste, le sujet peut être amené à défendre un domaine, une possession, un très haut intérêt individuel indépassable ou irréductible, dans la dispute violente avec un rival réel ou imaginaire. Sauf qu’il se trouve infiniment seul devant ces enjeux. [A suivre…]
Concernant la questions du suicide altruiste, on peut consulter La Fuite des événements. Les Angoisses altruistes dans les suicides maniaco-dépressifs.
Notes :
1 DURKHEIM, Émile, Le Suicide. PUF, Paris, 1930, pp. 301-302.
2 CREMNITER, Didier, Les Conduites suicidaires et leur devenir, Masson, Paris, 1997.
3 MILLER, Jacques-Alain, « Jacques Lacan : remarque sur son concept de passage à l’acte », Actualités psychiatriques, 1. 1988, pp. 5-14.
4 ARCE ROSS, German. Manie, mélancolie et facteurs blancs. Préface du Professeur Georges Lantéri-Laura. Beauchesne, Paris, 2009, pp. 240-243.
5 SEARLES, Harold, (1965). L’Effort pour rendre l’autre fou. Paris : Gallimard, 1977.
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