German ARCE ROSS. Paris, 2002.
Une première version de ce texte a été publié sous le titre «Abus de drogues, condition de la sexualité ? », Psychologie clinique, 14, Paris, 2002, pp. 251-252.
Photo : scène du film Trainspotting, de Danny Boyle. Channel Four Films et Figment Films, UK, 1996. Avec Ewan McGregor, Ewen Bremner et Jonny Lee Miller.
Transference’s Exhaustion and Asexuality among Drug Addicts
Between the narcissistic and superegotic personality of the caregiver and the pathological traits of drug addicts in their relationships with the Other, the exhaustion syndrome sets in, transforming the cure into a mutual identification and dependence that sometimes prevents any therapeutic outcome.
Exhaustion dans le transfert et asexualité des toxicomanes
Dans le premier numéro d’une revue portugaise spécialisée dans la clinique des toxicomanies, nous avons trouvé un article très intéressant sur le syndrome d’exhaustion — qu’il ne faudrait pas confondre avec un certain stress psycho-réactif ou neurasthénique — qui serait propre à un type particulier d’intervenant dans les institutions pour toxicomanes [1].
Il se composerait de symptômes comme la perte de motivation et d’enthousiasme, la sensation de fatigue, des plaintes psychosomatiques, le manque de concentration et d’attention, l’isolement des collègues, les attitudes négatives vis-à-vis de la vie en général et les sentiments d’omnipotence et d’inadéquation. Pour l’auteur, les causes de ce syndrome ne se trouvent pas dans la surcharge de travail, mais dans la personnalité du soignant aussi bien que dans la spécificité de la cure avec les toxicomanes. Nous voyons ainsi cela plutôt comme une incorporation ou comme une introjection, chez les intervenants, de la part affective et pulsionnelle des sujets toxicomanes toujours bien présente, et donc inévitable, dans le transfert qui est tissé avec eux.
Ces intervenants sont en général extrêmement sensibles, très idéalistes, en proie à des pressions internes de succès et à des pressions externes dues à la situation de carence et d’abandon des malades. De leur côté, les toxicomanes présentent des attitudes paradoxales de vouloir et ne pas vouloir, des oscillations subtiles entre la vérité et les mensonges, la tendance à un perpétuel recommencement, les fausses promesses et l’obsession de la prochaine consommation.
Entre la personnalité narcissique et auto-surmoïque du soignant et les traits pathologiques des toxicomanes dans ses relations à l’Autre, le syndrome d’exhaustion s’installe, transformant la cure en une identification et une dépendance mutuelles qui empêchent parfois toute issue thérapeutique.
Dans le deuxième numéro de 1998, on trouve une analyse de la différence entre la dépendance physique aux drogues et celle psychique [2]. On note que cette dernière peut se définir comme un désir irrépressible de revivre l’expérience première des effets toxiques. Nous pouvons traduire cette « lune de miel » avec les drogues par l’apport, au sujet, d’un plus-de-jouir qui dépasse la simple sensation de douleur et qui touche à un au-delà du plaisir se transformant en compulsion de répétition. C’est là que la notion de « craving symbolique » — en tant qu’urgence compulsive de la phase d’abstinence — prend tout son sens. L’analyse de cette forme d’intervalle libre serait le terme opératoire fondamental dans la cure des toxicomanes selon la perspective psychodynamique.
Par ailleurs, on y trouve aussi une longue et profonde étude sur la fonction de la cure, notamment lors de l’incidence de phénomènes liés à la toxicomanie, dans le système pénal. L’auteur tient à signaler très pertinemment en quoi, comment et pourquoi le transfert dans la cure avec un prisonnier ne s’établit pas seulement, ni forcément, entre sujet et psychologue, ou entre sujet et psychothérapeute, mais surtout entre le sujet et l’institution. Puisque celle-ci est une structure sociale qui impose de nouveaux rôles, l’auteur étudie l’hypothèse selon laquelle le transfert à l’institution provoquerait un effet de rééducation sur le sujet.
Mais, comment expliquer ces phénomènes d’exhaustion et de craving transférentiels dans la cure institutionnelle des toxicomanies ? Et quel rapport cela peut avoir avec le soubassement de la sexualité typique du sujet toxicomane ? Est-ce que l’asexualité partiale ou totale du toxicomane a quelque chose à voir avec ces phénomènes transférentiels compulsifs ?
La recherche d’effets nouveaux dans les configurations habituelles de la sexualité, mais plus encore dans les troubles de la sexualité comme aussi bien dans les multiples déviances de la sexuation, indique de manière claire la différence entre utilisation et abus de drogues [3].
La simple utilisation de produits supposés apporter des effets aphrodisiaques, sensibilisateurs, anésthésiques, voire analgésiques, est courante dans les conduites habituelles, rituelles ou pas, de l’alimentation, de l’hygiène ou même de la cosmétologie, appartenant à la sphère de l’érotisme. La seule utilisation non-addictive a à voir avec les effets premiers du toxique à l’égard de la sexualité qui, en général (cas de l’héroïne ou de la cocaïne par exemple), sont transitoirement positifs : résolution de troubles de l’érection ou de l’éjaculation précoce chez les hommes ; augmentation du désir sexuel, amélioration de la sensibilité et effets analgésiques chez les femmes. De son côté, l’abus est à mettre en relation avec des effets plus tardifs, qui apparaissent lors de l’escalade de la consommation. En règle générale, ceux-ci sont négatifs : troubles de l’érection et de l’éjaculation, chez les hommes ; diminution du désir et de la réponse sexuelle, difficultés d’atteindre l’orgasme ou anorgasmie chez les deux sexes. Tous les effets dits négatifs de l’abus de drogues s’orientent dans le sens d’une asexualité partiale ou totale, en tout cas vers ce que nous pouvons appeler une anorexie sexuelle comme analogon (ou compensation ?) du craving du toxique. Notons néanmoins que les effets dits positifs s’appliquent plus souvent, ou plus facilement, aux troubles de la sexualité masculine plutôt qu’à ceux de la sexualité féminine, tandis que les effets dits négatifs concernent les deux sexes.
Du plus faible au plus fort, ces produits peuvent cependant faire eux-mêmes l’objet d’une érotisation qui se substitue à la sexualité, le sujet passant, par la même occasion, d’une simple utilisation de toxiques qu’il contrôle plus ou moins bien à un abus incontrôlable où la jouissance du toxique remplace désormais la jouissance sexuelle. Ceci est terriblement prégnant dans la clinique de l’héroïne où l’euphorie obtenue par son abus, vécue maintes fois comme une jouissance pharmacologique, devient facilement l’équivalent d’une jouissance sexuelle demeurant forclose.
C’est là qu’une question s’impose : est-ce la composition chimique du toxique et ses effets dans l’organisme qui permettent le vécu sexuel tout en provoquant une dépendance de la sexualité à l’abus de drogues ? Ou, au contraire, est-ce la sexualité débridée ou pathologique de l’état antérieur à toute consommation de toxiques qui induit la recherche compulsive du produit ? Autrement dit, est-ce la toxico-dépendance une condition de la sexualité du sujet toxicomane ? Ou alors, est-ce plutôt la position subjective du toxicomane dans ses rapports à la sexualité, et surtout à la sexuation, qui conditionne la recherche abusive du toxique ?
Un des effets des drogues est celui de faciliter les activités fantasmatiques. Dans un premier temps, cette propriété semble favoriser la conduite sexuelle ; mais, dans un deuxième temps, cela s’avère néfaste dans les cas où, par une exacerbation de la consommation et donc de cet effet, la sexualité devient exclusivement une affaire d’activité fantasmatique, sinon de délire mystique voire d’extase hallucinatoire. Ceci est par exemple évident dans la pratique de l’Ecstasy (MDMA) où, malgré le fait que ce produit élève la capacité de communication interpersonnelle, la sensualité et l’empathie, son abus s’effectue paradoxalement dans une ambiance où le désir sexuel proprement dit reste faible ou est carrément absent.
Nous savons toutefois que c’est la position signifiante du sujet toxicomane vis-à-vis de la sexuation, du désir et de la jouissance, et non pas les propriétés de tel ou tel toxique, qui conditionne aussi bien la sexualité que la propre dépendance aux drogues. Celles-ci ne font qu’aiguiser les tendances inconscientes déjà existantes avant toute forme de consommation.
Cependant, la prise des drogues peut être, aussi bien que l’asexualité en perspective, l’une des conséquences d’un processus encore en attente d’élucidation.
En ce qui concerne la sexuation, le sujet toxicomane semble dans un premier abord ne pas se situer dans un entre-deux sexes, comme c’est le cas des inter-sexes, mais dans un en-deçà, ou dans un au-delà, qui rappelle la position du psychotique. Il ne s’agit particulièrement pas non plus de bisexualité ni de véritable homosexualité, bien que ces conduites soient transitoirement vécues parfois. Toutefois, à mieux regarder l’évolution des troubles et des actions érotiques, ou plutôt leur pauvreté ou carrément leur absence, on est bien obligé de constater qu’il s’agit probablement d’une position hors-sexuation, comme le sujet inter-sexes, où le toxicomane ne se situe que dans une altérité fraternelle vis-à-vis de l’Autre sexe. Ni homme, ni femme, le sujet toxicomane se vit au-delà de ces questions dans une dimension fusionnelle et également factice, dans une communication télépathique, acorporelle, voire dans une communion angélique, universelle et asexuelle avec l’Autre.
German ARCE ROSS. Paris, 2002.
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