German ARCE ROSS. Paris, 1988.
Le rapport spéculaire est effectivement composé d’une relation duelle, car il implique deux éléments en articulation réciproque. Néanmoins, leur relation elle-même ne se présente pas d’une façon si simple que cela semble apparaître, car en vérité elle possède trois termes ou temps logiques.
En premier lieu, il faut constater, évidemment, l’activité du regard du sujet porté sur l’autre. Ce regard fait apparaître la fonction de l’autre en tant que semblable et en tant que miroir. Il fait de l’autre un objet, un premier objet de la conscience, comme chez Hegel, même s’il ne constitue pas encore une conscience ou un savoir. En deuxième lieu, le miroir reflète l’image que le sujet voit et, par ce biais, le semblable (le miroir, le premier objet de la conscience) permet au moi de se constituer comme deuxième objet du sujet. Cependant, cette conscience première de se savoir être un objet du regard de soi-même reflété dans l’autre ne constitue pas encore une certitude. Celle-ci ne le sera que dans un troisième temps. Finalement, donc, par le moyen d’une suppression du semblable comme simple objet premier, le moi effectue une projection ou supposition de savoir à ce miroir, qui est désormais supprimé en tant que tel. En ce faisant, le moi prête imaginairement une vie propre et indépendante à ce simple miroir. La supposition de savoir et de conscience prêtée à l’autre, laquelle porte sur le fait de savoir ou de supposer que l’autre sait que nous savons que nous sommes en train de nous voir dans le reflet de nous-mêmes en lui, provoque automatiquement un effet de certitude, lorsque le message revient de l’autre sous la forme d’indices ou de preuves. Ces derniers, cependant, ne sont que le reflet de la supposition de conscience et de savoir du moi lui-même.
La Certitude amoureuse
De ce fait, si nous nous intéressons à la certitude, présente lors des premiers moments de l’énamoration, nous pouvons dire que la relation duelle comporte deux éléments, sous la loi de trois temps irréductibles. Cest trois termes ou trois temps de la relation spéculaire débouchent sur la production de la certitude, laquelle ne peut être investie de limites que sous l’effet du signifiant du Nom-du-Père. Autrement, cette certitude sensible se déformerait en croyance délirante pour signer la structure psychotique. Mais, même dans l’établissement de la métaphore amoureuse non-délirante, la certitude sensible a une grande fonction. Pour nous, l’opération de supposition de savoir va accompagnée d’une production croissante du niveau de certitude imaginaire ; ce qui fait, par exemple, tenir le transfert.
Le moment crucial où le signifiant du manque, la fonction de l’aimant, l’Erastes, se substitue à la fonction de l’objet aimé, l’Eromenos[1], établit le schéma fondamental de l’amour qui est celui de la jolie illusion par laquelle la demande du sujet semble atteindre l’avoir de l’autre. Ce mécanisme ne se soutient que de la supposition de savoir que l’autre peut combler le manque du sujet. Plus la certitude alimente ce jeu, plus l’amour devient fou et déchirant. Mais si le mécanisme ne chute pas dans le chaos, le sujet s’installer dans l’aliénation ou la contrainte d’une énamoration prolongée, ou répétée.
La certitude amoureuse détermine ainsi la structure du narcissisme, même si on peut trouver des traits de certitude aussi bien dans l’érotomanie que dans la mélancolie. Cependant, dans l’amour narcissique, c’est la certitude qui est le pivot du désir et du paradoxe du désir, lequel fait qu’on essaie de violenter, par crainte, ce qu’on désire. Car l’amour narcissique est un amour violent, sûr de lui-même, certain de l’agressivité supposée à l’autre ou au rival.
Dans le Discours de l’errance amoureuse, J.-C. Carron nous dit notamment que « à la violence du désir amoureux, seul guide vers le seul bien, s’oppose la violence d’un désir contraire : celui de la fuite ; à la certitude qu’il y a en la dame la puissance de toute jouissance, s’oppose la certitude que cette jouissance est inaccessible, car elle dépend, dans un premier temps, de l’attitude de la dame face à l’amour qu’on lui porte ; c’est elle qui est le premier objet élu du désir amoureux, c’est donc elle qui détient le pouvoir de combler l’attente d’un tel vouloir, et de rendre parfait l’amour qui s’adresse à elle en le faisant réciproque. La démarche amoureuse consistera, dans un premier temps, à tout faire pour vaincre l’obstacle qui rend ce bien inaccessible : la cruauté de la dame »[2]. Les soucis que note Carron chez l’amoureux des Erreurs amoureuses de Pontus de Tyard, à savoir « apitoyer la dame, vaincre sa cruauté et la persuader de répondre aux exigences de l’amour récirpoque » reposent sur « la certitude que l’amour vaincra irrésistiblement »[3].
L’amoureux des Erreurs, qui nous semble présenter quelques traits paranoïaques, fonde la justificative de sa recherche du bien dans un artifice de certitude. Cet artifice représente effectivement la structure d’un type de rapport du sujet à l’amour te à la jouissance. Dans l’amour narcissique, le rapport du sujet à la jouissance, qui semble à un premier abord si simple et direct, est tout à fait complexe et indirect, médiatisé et empêtré : ce dont il s’agit c’est plutôt l’impératif de possession, où la possession signifie un désir inaccompli de jouissance. D’autre part, il faut noter que la certitude amoureuse peut aussi basculer vers l’incroyance et la supposition ou suspicion négative de l’autre, voire : vers l’indifférence ou vers l’Unglauben du rapport paranoïaque[4].
L’Énamoration
Nous pouvons considérer l’énamoration comme l’état psychique qui prédispose le sujet à l’idéalisation, à la formation de l’image idéale et, donc, à la construction de l’illusion, dans un processus, réaction ou développement qui ne conduit pas nécessairement à l’amour, mais qui semble avoir comme base une motivation narcissique. Dans le séminaire sur le Transfert, Lacan nous dit que le schéma de l’énamoration se construit lorsque « l’image fait irruption dans le moi idéal »[5]. Or, ce mécanisme est plus proche d’une illusion amoureuse subie que de l’amour qui permet de construire et de baliser la vie à deux ; ou plutôt, il faudrait dire que ce serait simplement la manifestation d’un type particulier d’amour.
Si l’énamoration n’a pas nécessairement comme perspective, ni comme source, l’amour, nous devons alors dire qu’il faut faire une distinction claire entre cette illusion phénoménologique et la structure de la métaphore amoureuse. Cependant, l’opposition radicale entre ces deux instances n’a pas lieu non plus. Simplement, l’énamoration serait le modèle privilégié de l’amour à son état naissant, c’est-à-dire l’amour narcissique, de la même façon que l’amour maternel se configure comme le modèle privilégié de l’amour absolu. Nous sommes convaincus que la psychanalyse peut donner une contribution à la question de l’énamoration, car « manifestement, tomber amoureux est un phénomène anormal : pourtant cela arrive à tout le monde. On peut même dire que les demandes d’analyse proviennent plutôt de gens qui, justement, se plaignent d’être handicapés à cet égard, par exemple de ne pas pouvoir être amoureux »[6]. C’est ce qui disait un collègue psychanalyste lors des années 80. En peu de temps néanmoins, tout cela a profondément changé. Il y a toujours de gens qui se plaignent de ne pas pouvoir tomber amoureux, mais il y en a d’autres qui le revendiquent et en sont même fiers car ils dénient à la base ce dont ils souffrent ou ce dont ils ont souffert. Ou alors il y en a d’autres qui ne font que tomber amoureux sans pouvoir passer à l’amour proprement dit.
Mais, pourquoi tomber amoureux serait un phénomène anormal, comme le dit Michel Silvestre ? Parce qu’à partir du moment où l’image de l’autre active, dans le moi idéal, une possibilité, illusoirement accessible, de satisfaction du désir narcissique, le sujet en question accède immédiatement à un état de soumission et de contrainte imaginaires, qui se traduisent par les symptômes suivants : des sensations de confusion érotique, une idéalisation grandiose de l’autre, une jouissance dans des activités de séduction proche de l’hystérie, de la manipulation ou de la compulsion, un manque d’application libre de l’entendement, du jugement et de la raison dans des situations simples et quotidiennes, qui pourtant semblent échapper au sujet ; une servitude, parfois volontaire, comme dans les premières phases de l’addiction à la drogue[7], vis-à-vis de la toute-puissance de l’idéal, de la passion et de la beauté imaginaire ; un sentiment presque permanent d’être possédé.
Jean-Claude Carron traite aussi de ce moment où l’homme, même dans l’exercice de sa liberté, commence à la perdre lorsqu’il est possédé par les caprices et les exigences de l’image aimée. Selon lui, « le premier mouvement de l’innamoramento n’est pas libre. L’amant ne choisit pas d’aimer telle personne : la beauté, la vertu, la perfection de la dame s’imposent à lui en prenant possession matériellement de son coeur, en le blessant et en le ravissant à l’être qui en meurt »[8].
En effet, l’énamoration aurait comme risque de tomber dans un type particulier d’errance amoureuse, celui où la soumission à la contrainte amoureuse crée, par le biais d’une activation et renforcement du désir de possession et de la certitude sensible ancrée sur le bien, sur le savoir ou sur la puissance de l’aimé, un système amoureux de contrôle, de méfiance, de suspicion, bref, d’incroyance dans le bien-fondé de l’amour en soi. Cela peut alors se traduire par l’émergence de la jalousie, ou, au contraire, par l’émergence de l’indifférence, s’il s’agit d’une structure névrotique ; ou alors, par l’amour paranoïaque, si c’est le cas d’une structure psychotique.
Cela dit, nous devons souligner que l’énamoration a aussi des rapports avec l’érotomanie, dans le sens où cette structure clinique se présente parfois comme un excès de l’état de tomber amoureux, où les phénomènes élémentaires viennent donner le ton psychotique à la « confusion » érotique. On peut aussi dessiner l’érotomanie comme étant un refus et une projection synchroniques de l’état d’idéalisation amoureuse dans l’image d’un autre, un autre que le sujet ne rencontre pas.
Dans la paranoïa, en revanche, les choses se passent différemment. L’énamoration est considérée comme étant son modèle principal parce que, bien que dans cette structure clinique il s’agit d’une déformation ou dégénérescence radicale du phénomène de tomber amoureux, nous trouvons dans le mécanisme de cette contrainte amoureuse une opération de connexion de la certitude avec l’image de l’aimé, sous la forme d’un déplacement du sujet-supposé-savoir vers l’incroyance.
Nous devons dire, alors, que l’énamoration porte un paradoxe car, d’une part, elle ne se pose pas nécessairement sur la source d’amour, mais, d’autre part, elle-même comporte une possibilité ou potentialité de naissance de l’amour.
Si l’énamoration est un état de contrainte amoureuse, aimer serait alors un acte de choix d’objet. La nécessité du choix amoureux serait créée par la contrainte amoureuse, laquelle s’impose au désir de posséder de l’amant.
Si lorsqu’on tombe amoureux on est contraint à ne pouvoir rien donner, lorsqu’on aime on choisit et on désire donner du rien. En somme, pour aimer, il faut absolument être tombé amoureux, mais pour tomber amoureux, il ne faut pas nécessairement aimer.
German ARCE ROSS. Paris, 1988.
Notes
LACAN, J., Le Séminaire, Livre : Le Transfert, p. 6, inédit.
2 CARRON, J.-C., Discours de l’errance amoureuse. Vrin, Paris, 1986, p. 45.
3 Idem.
4 LACAN, J., Le Séminaire, Livre VII : L’Éthique de la psychanalyse (1959-1960). Texte établie par J.-A. Miller. Seuil, Paris, 1986, p. 157.
5 Id., p. 37.
6 SILVESTRE, M. Demain la psychanalyse. Navarin, Paris, 1987, p. 273.
7 PEELE, S., Love and Addiction. New Amer. Lyb., New York, 1975.
8 Cf. Carron, op. cit., p. 38.
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