German ARCE ROSS. Paris, février 2013.
Référence bibliographique (toute reproduction partielle, ou citation, doit être accompagnée des mentions suivantes) : ARCE ROSS, German, «Asexualité poly-symptomatique, homoparentalité et événements trans-limites », Nouvelle psychopathologie et psychanalyse. PsychanalyseVideoBlog.com, Paris, 2013.
Depuis que j’ai commencé à recevoir des patients à mon cabinet, en 1989, dont les derniers 20 ans à plein temps, j’ai vu augmenter progressivement le nombre de sujets homosexuels, hétérosexuels et asexuels ayant des parents ou grand-parents homosexuels. Ces nouvelles formes de “parentalité” produisent forcément de nouveaux types de troubles et symptômes, modifiant considérablement la psychopathologie classique.
À nouvelle psychopathologie, nouveaux signifiants. C’est ainsi que, pour commencer l’étude de ce que j’appelle les événements trans-limites, je présenterai le cas d’une femme asexuelle, fille d’une mère homosexuelle, ayant libéré et modifié sa sexualité au cours de l’analyse, tout en diminuant considérablement les symptômes attachés.
Bien souvent, l’homosexualité d’une femme mariée peut être le résultat d’une profonde déception du vécu conjugal avec un homme dont la figure est en chute libre depuis la rupture de leur lien, ou même avant. Ce processus de conversion de l’hétérosexualité en homosexualité chez la mère, vient alors négativer profondément les modèles masculin et féminin chez les enfants. La profonde déception du sexuel chez la femme mariée peut être due à une vie sexuelle très insatisfaisante et même calamiteuse avec le père de ses enfants, laquelle vie conjugale est parfois accompagnée de violences physiques, de brimades ou d’humiliations. En outre, cette déception profonde et son raccourci désespéré par l’homosexualité sont également très souvent associés à une fragilité venant de son propre vécu familial à elle. Par exemple, il se peut que la mère de cette femme n’ait pas été suffisamment rassurante ou qu’il y ait eu des abus sexuels, directs ou indirects, lors de l’enfance ou de l’adolescence de cette femme.
Cela pour la connotation sexuelle des événements pathogènes qui touchent une mère en rupture conjugale brutale et qui s’agrippe, comme elle peut, à une relation homosexuelle, quelques fois transitoire. Cependant, pour le côté proprement dynamique de ces événements, il faut, en plus de la fragilité infantile par manque d’assurance maternelle et le déséquilibre apporté par les abus sexuels, que la mère ait été confrontée à une série d’événements de perte, qui induisent un manque de socle et de repères débilitant substantiellement les effets positifs de la fonction paternelle. Nous pouvons, à ce propos, évoquer le cas d’une jeune femme asexuelle poly-symptomatique à la suite d’une analyse qui a duré six ans.
Asexualité poly-symptomatique et événements trans-limites
Lucie est une femme asexuelle venue à l’analyse il y a déjà très longtemps pour des symptômes, variés et assez graves, à structure névrotique. On peut y répertorier : un clair contexte anxio-dépressif où elle vit des relations amoureuses platoniques hautement décevantes, des cycles bipolaires d’anorexie et boulimie avec des oscillations importantes du poids, d’intenses addictions au tabac et aux drogues, des inhibitions dans le travail et dans l’amour, des idées criminelles obsédantes selon lesquelles elle tue violemment ses proches, un grand sentiment de culpabilité, des troubles compulsifs, des angoisses phobiques multiples (concernant certains aliments, exclusivement d’origine animale), des angoisses d’intrusion et d’abandon, des phénomènes de conversion de l’angoisse hypochondriaque, un traitement compulsif de la douleur, une hyper-émotivité et une hyper-sensibilité dans la construction de relations idéalistes passionnelles, et surtout une inhibition très importante du désir sexuel ainsi qu’une très forte phobie du sexe opposé. Ces deux derniers symptômes sont très proches des troubles de l’homosexualité mais, dans son cas, combinés aux autres éléments, ils signent son asexualité. De cette façon, elle était encore vierge à l’âge de 34 ans.
Six ans plus tard, après un ardue labeur transférentiel et interprétatif, où on a pu reconstruire et réordonner les événements chaotiques, en trois générations, de l’histoire familiale, Lucie est partie de l’analyse en ayant pacifié la plupart de ses symptômes. À la fin de sa cure, cela faisait un an déjà qu’elle vivait avec un nouveau compagnon avec qui elle avait des relations sexuelles satisfaisantes. Il restait toutefois à revoir le besoin de Lucie de bien délimiter et faire respecter son espace personnel devant ce compagnon qui voulait dominer un peu trop la relation. Et nous savons aujourd’hui que, quelques années plus tard, les effets positifs de l’analyse continuent à être présents dans le pilotage autonome de sa vie.
Pour pouvoir mieux définir les symptômes si nombreux et divers, qui combinent plusieurs structures cliniques en un seul syndrome, atypique mais qu’on observe de plus en plus fréquemment, nous devons trouver un terme qui montre que ces sujets dépassent, en va-et-vient, les frontières entre ce que la psychopathologie classique psychanalytique appelle les névroses et les perversions. Les frontières de la psychopathologie classique deviennent floues et pas assez précises pour décrire et définir ce qu’une part considérable des patients présente comme symptômes aujourd’hui. À cet égard, il y a un terme qui parle de ces frontières, mais dans un autre registre : les états limites. En effet, dans les travaux de psychanalystes comme Edward Glover, Otto Kernberg, Harold Searles, Jean Bergeret ou André Green, les états limites sont considérés comme définissant les frontières entre névrose et psychose, tout en situant les sujets sur la frontière elle-même. D’autres cliniciens, la plupart lacaniens, refusent ce terme et parlent plutôt de pré-psychoses ou des psychoses non déclenchées. Dans les cas qui nous occupent ici néanmoins, les sujets ne se trouvent ni dans un en-deçà de la névrose, ni entre névrose et psychose, mais bien entre névrose et perversion ou plutôt dans une combinaison particulière des deux. En outre, ils ne se trouvent pas vraiment sur la frontière, mais ils la traversent facilement pour combiner divers symptômes dans des compositions hétérodoxes. Le problème qui se présente ainsi dans ces événements nouveaux c’est qu’il y a un incessant franchissement des frontières, combiné en plus avec une nette tendance à faire reculer les limites. Ces patients présentent donc des symptômes qu’ils vont recueillir à travers les frontières des névroses et des perversions. Ils sont alors non pas des sujets limites, mais bien trans-limites.
Comme dans mes travaux sur les facteurs blancs (appartenant à la clinique des psychoses et surtout de la psychose maniaco-dépressive), je suis toujours très attentif aux événements inter-subjectifs où ces symptômes divers prennent racine. Pour cette raison, nous ne parlerons pas que de symptômes mais également d’événements trans-limites.
Ainsi, ce que j’appelle pour l’instant du terme d’événements trans-limites ce sont soit des actes graves de transgression, soit plus sournoisement une ambiance particulière qui domine la vie d’une famille donnée. Ces événements sont dits trans-limites car ils dépassent les frontières, les barrières ou les contours nécessaires pour le développement de l’enfant ou pour l’épanouissement du sujet. C’est dans ce sens que je propose de considérer les abus sexuels contre les enfants, ou les abus sexuels entre des enfants, comme étant le paradigme des événements trans-limites. Souvent, ces transgressions graves, qui traversent les frontières de l’acceptable, existent en lien implicite avec la sexualité violente des parents, ou en lien avec une ambiance de brutalité explicite entre eux, ou encore ils sont la manifestation de cette ambiance bien présente quoique non-assumée. À ces événements trans-limites correspondent bien souvent des états psychiques nouveaux. Ainsi, de leur côté, les états trans-limites seraient les modes de réaction que l’enfant se construit inconsciemment soit pour répéter, ou pour révéler, la substance pathogène en cause, soit pour se défendre de l’ambiance de violence, d’intrusion ou de brutalité qui a désormais gagné sa réalité psychique. De cette façon, ce que j’appelle les états trans-limites ce sont les symptômes nouveaux qui débordent largement le cadre ou les contours des névroses classiques. Ils constituent un mélange entre plusieurs problématiques névrotiques et les pathologies de l’agir propres aux perversions sexuelles.
Plus précisément, les symptômes appartenant aux états trans-limites équivalent à des traversées multiples des limites entre les trois névroses (hystérie, obsessionnelle et phobique) et les perversions sexuelles (sous la forme surtout de traits variés de perversion sexuelle). Cette composition symptomatique comporte également des symptômes de conversion hystérique de l’angoisse dans le corps, des phénomènes psychosomatiques ainsi que des événements de corps, tels que l’anorexie et la boulimie, en plus d’y associer aussi des dépressions et surtout des addictions. Cela dit, trois éléments commandent ces états et troubles trans-limites : au niveau de la névrose, c’est de préférence la phobie ; concernant la perversion, le modèle essentiel présent est la fétichisation ; et, en ce qui respecte les autres phénomènes libres, ce sont surtout les addictions. Nous pouvons alors réduire les états trans-limites à trois traits : phobisation, fétichisation et addiction. C’est un peu comme si le sujet, étant passé par le filtre des événements trans-limites directs ou indirects, rencontrait une grande difficulté à se cristalliser dans un modèle unique de névrose. Et il reste donc confiné à l’“ouverture plastique” représentée par la plaque tournante de la phobie. Mais en connexion avec une fétichisation appartenant au domaine de la perversion.
Alors qu’elle souffrait déjà dès sa naissance d’une absence d’affection et d’une négligence maternelles, à l’âge de 4 ans, Lucie devient l’objet d’abus sexuels oraux de la part d’un pédophile rencontré fortuitement lorsqu’elle jouait devant chez elle. Par peur de la réaction maternelle, toujours en deçà de ce qu’elle aurait pu espérer, Lucie banalise l’événement et réussit à l’oublier.
Si au niveau de la conscience, l’oubli avait réussi, au niveau inconscient au contraire cela se renforçait poussant la toute petite fille à risquer des actes se situant à la frontière de l’acte sexuel. En outre, comme la promiscuité sexuelle était assez importante dans cette famille, Lucie partageant le lit de l’une de ses soeurs déjà adolescente, c’est alors qu’à peine un an après les abus sexuels elle devient l’objet d’autres événements sexuels très envahissants et très déstabilisants (autre définition des événements trans-limites).
À 5 ans, sa très grande soeur adolescente pousse progressivement Lucie à des abus sexuels oraux. Obéissante, celle-ci s’y exécute. Un peu plus tard, en rendant visite pour les vacances à une grande cousine homosexuelle de 18 ans, celle-ci et une voisine l’amènent également à des pratiques sexuelles orales : « j’avais complètement occulté tout ça. Elles fermaient la porte de la chambre. Elles me le faisaient d’abord à moi, pour que je le fasse ensuite sur elles. Mes souvenirs sont précis : les odeurs, les sensations du toucher, les impressions de la matière, l’angoisse de la porte en se fermant, la forme des meubles de la pièce… ».
Dans des pareils cas, nous constatons sans aucun doute la puissance et la gravité qui peut avoir l’intrusion d’un plaisir sexuel pour lequel la petite fille n’est pas du tout préparée psychologiquement. Mais le problème de Lucie est que ces événements sont venus en quelque sorte contre-balancer sa profonde souffrance concernant le manque d’affection maternelle. Quelque part, il y avait chez elle une place pour ça. Ces abus sexuels constituent, plus qu’un danger, un réel tremplin pour la formation d’une identification pathologique à une place d’insensibilité sexuelle. Ces événements saturés de sexe, au mauvais moment de son développement psychique, lui ont aussi obligé de revivre fantasmatiquement la nuit sexuelle des parents, imaginée forcément comment des actes violents et d’intrusion auxquels « il faut absolument se soumettre ». En général, nous observons, dans la clinique de sujets homosexuels et asexuels, deux types de facteurs de cristallisation de leurs symptômes principaux qui reviennent le plus fréquemment : d’un côté, des événements trans-limites (en général, des abus sexuels mais pas seulement) lors de l’enfance ou de la petite enfance et, d’un autre côté, certains accidents de la vie quotidienne catalysant de manière vertigineuse des processus dynamiques jusque là pas encore activés. Nous aurons l’occasion de traiter de ces événements accidentels dans un autre texte.
À 5 ans donc, Lucie ayant déjà un important vécu sexuel, largement subi et faisant intrusion dans sa vie psychique, elle commence à se poser énormément de questions qui l’empêchent de dormir et de manger normalement. Elle développe son premier système obsédant de doutes et vient à avoir ses premières angoisses qui inhibent sa capacité d’affirmation personnelle ainsi que sa capacité de s’opposer à ce qu’elle ne veut pas. Petit à petit, très tôt dans son existence, Lucie devient un objet (direct et indirect) de la jouissance sexuelle des autres. Confinée par cette jouissance sexuelle intrusive dans une infinie solitude, car ne pouvant parler de cela avec personne, c’est à ce moment là que, selon Lucie, elle éprouve, pour la première fois de sa vie et avec le plus de netteté, « cette sensation de dégoût et ces souvenirs de l’odeur et de la matière du sexe féminin ». Lesquels se sont rapidement reportés sur quelques produits alimentaires tels que la viande et le poisson, sous la forme d’un refus obstiné. Mais les troubles de l’alimentation se sont vraiment aggravés et cristallisés à la puberté, avec des oscillations très importantes du poids, lors de la rencontre amoureuse avec un autre adulte qui a longtemps profité d’elle mais sans aucune pénétration. C’est à partir de là qui s’en suivent des relations amoureuses très platoniques débouchant inévitablement dans des déconvenues hyper-décevantes, lesquelles renforçaient les cycles d’anorexie et boulimie. La position asexuelle renforçait l’idéalisme platonique qui, arrivé à son stade de déception ultime, renvoyait à la boulimie jusqu’à parvenir à une phase de purification anorexique. Et ainsi de suite, jusqu’à se fixer dans une asexualité permanente.
Abandon de la mère homosexuelle, défaillance de la fonction paternelle
Vers les 6 ans de Lucie, sa mère n’en pouvant plus des brutalités de son mari et de la vie sexuelle misérable que celui-ci lui faisait subir, décide de partir pour refaire sa vie avec une femme. Le problème est que l’apparente “libération sexuelle” de sa mère du joug masculin équivaut à un terrible abandon maternel, car elle laisse Lucie toute seule avec son père, un homme terrassé par ce départ et profondément humilié d’avoir été remplacé par une femme. Dans ces circonstances, le père de Lucie est obligé, bien que mal, plutôt très mal, de jouer un rôle de pseudo-mère sans pouvoir non plus jouer sa fonction de père, en termes de pacification, d’assurance et de protection ainsi que d’affection masculine. Cela venait en outre redoubler la grande faille de la fonction maternelle chez la propre mère : « à partir du moment où ma mère a quitté son rôle d’épouse, elle a oublié aussi son rôle de mère ». Il y a alors une impossibilité dans l’exercice des deux fonctions parentales.
À partir de cette époque, lorsque sa mère part définitivement avec une autre femme, la laissant seule avec son père déprimé, Lucie vient à effacer tous les souvenirs sexuels intrusifs de sa mémoire, ne pouvant en outre s’accrocher à aucun intérêt sexuel, qu’il soit masculin ou féminin. Car les deux figures sexuelles étaient devenues foncièrement décevantes. Et ce qui comptait était, à ce moment-là, lors du divorce de ses parents, de faire face à une série de fermetures, d’inconsistances, d’impasses, de doutes, d’interrogations sans réponses, de fantasmes sans questions…, en faisant appel, au plus intime d’elle-même, à des mécanismes urgents de survie. Si le départ de sa mère avait été catastrophique, le fait qu’elle ne l’appelle plus devient la fin de toute possibilité de désir de rebond. Ainsi, pendant cette période, Lucie traînait, ne se lavait plus, ne pouvait plus aller à la selle (pendant des semaines), mangeait n’importe comment, dormait en sursauts, n’allait plus à l’école, fumait du cannabis à longueur de journée… L’abandon maternel a produit chez Lucie une « grande douleur béante » et ce système douloureux s’est progressivement transformé en peur des hommes.
Comment pouvons-nous expliquer que Lucie ait pu être la proie de ces abus sexuels ? D’où vient l’homosexualité tardive de sa mère ? Y a-t-il un lien entre ces deux faits, c’est-à-dire entre les événements trans-limites et l’homosexualité de la mère ?
D’abord, lors des abus sexuels subis par Lucie dès l’âge de 4 ans, on peut affirmer, comme le dit Lucie, que sa mère était « tout le temps dans l’excès, elle m’oubliait souvent. Sortant avec une femme, elle ne se sentait pas de me revendiquer. Elle avait honte et ressentait de la culpabilité de sortir avec une autre femme. » Ensuite, il y a également le vecteur de détermination psychique constitué par l’histoire de la mère. Celle-ci, Elisabeth, a été adoptée lors du début de la guerre mais a perdu son père adoptif à l’âge d’à peine 4 ans. Sa mère adoptive, probablement psychotique, ne supportant pas ce drame rappelant sa propre histoire à elle, a immédiatement décompensé et s’est retrouvée pendant longtemps à l’hôpital psychiatrique. Dans ces conditions, sans père ni mère, Elisabeth est finalement placée chez son oncle et sa femme mais elle est abusée sexuellement aussi par celui-ci ainsi que par son cousin pendant des années. Lorsque, bien plus tard, à l’adolescence, elle retrouve sa mère, Elisabeth sentait bien qu’elle n’était pas la bienvenue chez elle à cause du beau-père qui ne l’accepte pas. Suit donc une rupture radicale et définitive avec sa mère d’adoption.
Se trouvant à 16 ans complètement désemparée, sans famille et sans attaches, ayant été maltraitée par la vie et abusée sexuellement par l’oncle et par son cousin, Elisabeth rencontre le père de Lucie, qui abuse d’elle et la pousse à avoir plusieurs enfants, les uns après les autres, sans véritable désir d’enfanter. Elisabeth se retrouve alors mère de quatre enfants sans se rendre compte de ce qui lui arrive. On imagine bien qu’après un pareil parcours de vie, depuis la naissance jusqu’à la vie conjugale, pendant laquelle elle était obligé de céder aux envies sexuelles de son mari violent, Elisabeth n’a pu connaître le véritable plaisir sexuel qu’en dehors de la relation avec un homme. Lucie décrit dans ces termes la vie sexuelle de sa mère : « pendant ma petite enfance : des rapports avec mon père dont elle ne voulait pas. Des brutalités. Et moi, dans la chambre voisine, j’entendais tout ça : surtout les refus de ma mère. Alors, tous les matins, j’attendais que mon père parte travailler pour occuper sa place dans le lit et materner ma mère. » L’homosexualité de la mère de Lucie est bien le résultat d’une vie hétérosexuelle non arrivée à maturation, violente, profondément décevante, humiliante et remplie de frustrations.
Pour mieux expliquer le parcours chaotique d’Elisabeth, nous devons regarder les relations de celle-ci avec ses parents. De son côté, la mère d’Elisabeth, grand-mère de Lucie, avait été recueillie également par ses parents adoptifs à la suite de la mort de ses parents biologiques lors d’un accident. Concernant les relations de la grand-mère de Lucie avec son propre père, il y a une faille qui n’a jamais pu être élaborée symboliquement et qui a pu être mobilisée à la mort de son mari : elle a perdu son père adoptif très tôt, également, lors de son enfance. Avant cela, elle avait été aussi abusée sexuellement lors de son enfance, comme sa fille, par ce même père adoptif. Il y a ainsi une répétition des événements trans-limites en trois générations, processus se transmutant progressivement des abus sexuels sur la grand-mère, lors de sa première enfance, en homosexualité et en incapacité maternelle chez sa fille, mère de Lucie, ainsi qu’en asexualité trans-limite chez Lucie, la petite-fille.
On peut noter que la fonction symbolique paternelle a vraiment eu du mal à fonctionner dans la famille de Lucie, aussi bien côté père que côté mère. En termes psychanalytiques, ce qui est considéré psychologiquement et socialement comme l’autorité a plutôt à voir avec un traitement adéquat de la castration symbolique, traduit dans le concret par un réordonnancement des pulsions, ce qui permet l’assomption d’une affirmation rassurante du rôle sexuel propre. Mais justement, chez le couple de ses parents, ces processus aidant la castration symbolique et l’affirmation rassurante du propre sexe ont largement manqué. Depuis toute petite, Lucie entendait de façon lancinante les refus de sa mère à l’entreprise sexuelle du père, ainsi que ses cris contre les mesures violentes de celui-ci. Concernant la sexualité, la figure masculine ne pouvait être que désastreuse pour elle, mais celle féminine également et, du coup, selon les conditions érotiques du couple parental, Lucie ne pouvait avoir aucune envie de devenir femme dans la relation sexuelle avec un homme. Par ailleurs, avec une femme non plus, car les figures féminines avaient pour elle une valeur extrêmement négative, que ce ce soit les maîtresses du père, sa mère comme objet méprisable de celui-ci ou la femme-amante de la mère.
Dans ces conditions, le sexe étant devenu glauque et l’amour foncièrement décevant, il ne restait à Lucie qu’à s’investir dans le rôle de l’amie indispensable. Car dans l’amitié, Lucie a essayé de recréer ce qui lui manquait dans l’amour. Cependant, exclusive, jalouse, possessive, elle tisse des liens fusionnels avec les autres et, confrontée à une puissante angoisse d’abandon, elle exige qu’on lui manifeste de l’attention et de l’amour en permanence. Mais, pour amenuiser cette tendance, une position emplie d’altruisme et de volontarisme, par laquelle Lucie rendait des services bien utiles, s’est rapidement construit, créant autour d’elle un réseau important d’amis avec lesquels il ne pouvait néanmoins avoir aucune ambiguïté. Est-ce pour cela, entre autres raisons, que Lucie a eu une bonne quantité d’amis homosexuels ?
En tout cas, elle a épousé parfaitement la figure populaire de la « fille à pédés » qui se retrouve dans le fait, très confortable pour certaines jeunes femmes, que les hommes peuvent aimer, apprécier et même draguer sans aucun risque de traduction en actes sexuels ou en désirs franchement érotiques. Parce qu’étant homosexuels, leur intérêt pour Lucie ne pouvait pas être vraiment sexuel, au moins pas d’une façon brutale ou violente comme un hétérosexuel pourrait éventuellement agir à son égard. Cependant, tout cela est quand-même relatif. Cette donnée est relative puisqu’il y a le témoignage de plusieurs jeunes femmes hétérosexuelles qui, ayant un très bon ami homosexuel, sont invitées par celui-ci à des drôles de soirées. À ces soirées, ces jeunes femmes hétérosexuelles y vont avec leurs meilleurs amis homosexuels comme s’ils étaient en couple. Ils se retrouvent en stricte parité : un garçon pour une fille, une fille pour un garçon. Tous ces “duos” d’amis garçon-fille se retrouvent alors ensemble pour dîner, faisant semblant d’être en couple. Chaque garçon (homosexuel forcément, car les hommes hétérosexuels ne sont absolument pas invités) est prévenant et agréable avec sa cavalière, ainsi que très jaloux si un autre garçon devient un peu entreprenant avec “sa” copine. Ces duos garçon-fille sont une pâle parodie des couples hétérosexuels, comme si les homosexuels éprouvaient une nostalgie de ce qu’ils n’ont jamais pu vivre. Certaines jeunes femmes hétérosexuelles se plaisent également dans cette nostalgie de courtoisie hétérosexuée, de chaste séduction et de romantisme de salon qui manque bien souvent, de nos jours, entre hommes et femmes hétérosexuels aux multiples causes comme entre autres le machisme, le féminisme fondamentaliste et l’inversion généralisée des valeurs. C’est également le cas de Lucie.
Psychanalyse de l’asexualité
Au cours de l’analyse et avant l’ouverture du désir sexuel, Lucie a éprouvé des doutes sur ses préférences sexuelles. On peut dire que, pendant son enfance et son adolescence, et une partie de sa jeunesse, Lucie a été malade de la sexualité de ses parents et cela l’a poussé à développer une position asexuelle. Il est vrai qu’avec pareil parcours familial, elle aurait pu devenir franchement homosexuelle, ou au moins féministe-radicale-immune-au-plaisir-vaginal, ou encore aggraver la bipolarité anorexie-boulimie, mais elle s’est constitué un mode asexuel avec une multiplicité de symptômes appartenant à l’hystérie, à la névrose obsessionnelle, aux addictions et surtout à la phobie. Pour plusieurs raisons de son histoire et grâce peut-être au fait d’avoir vécu toute son enfance et une partie de son adolescence avec son père, Lucie n’est pas passé à une fétichisation nécessaire pour se configurer en tant qu’homosexuelle. Mais la phobie du sexe masculin (hétérophobie que l’on retrouve aussi chez les homosexuels) était cependant bien présente malgré tout. Nous avons donc travaillé intensément pour la libérer de cette phobie du masculin, tout en favorisant un éveil du sexuel envers les hommes.
Notre premier travail a consisté en analyser l’asexualité autour du fait que les hommes étaient devenus un objet phobique qu’il fallait absolument esquiver et duquel il lui fallait constamment prendre la fuite. À partir d’une mise à plat de son histoire familiale et surtout en nous arrêtant sur les événements les plus marquants de son histoire infantile, nous avons pu l’amener à produire des rêves sous transfert. Quelques uns de ces rêves sont devenus paradigmatiques de toute son analyse, revenant de temps en temps dans son discours, dans ses associations libres et dans ses interprétations, comme dans les nôtres. De tous, le plus emblématique est celui où elle, de la main d’une femme sans visage mais aux cheveux blonds, s’approche d’une vieille maison au milieu d’une forêt. La maison était remplie de cadavres d’enfants. Un homme les avait tous tués. Et Lucie tenait la main de cette femme aux cheveux blonds. Lorsque l’homme s’approche de Lucie, celle-ci réussit à s’envoler.
La femme aux cheveux blonds représente la mère (blonde dans la vraie vie), laquelle semble perdue dans cette vieille maison où se sont déroulés les faits les plus durs de l’enfance de Lucie. La forêt est ce grand espace de secret, comme une famille malade, où on peut cacher énormément de choses. Les cadavres ce sont les enfants victimes d’agressions qui les cadavérisaient. S’envoler équivaut à s’enfuir avant que l’homme ne réussisse à l’attraper. S’envoler représente donc les abus sexuels subis à 4 ans, mais aussi les abus de son père sur sa mère. Et l’homme de la forêt, cette présence masculine qui indique la menace constante qui constitue tout réveil du désir sexuel. La présence masculine peut tout lui voler, au point de devenir un objet désincarné, un cadavre. C’est pour cela que, depuis les événements trans-limites, c’est la peur qui dicte sa conduite vis-à-vis de la présence masculine. En plus, son attitude virginale, innocente, enfantine, maladroite, timide, prude, naïve, confuse et peureuse attire au contraire des hommes qui sont plus agressifs que la normale, des agresseurs potentiels, des hommes à la recherche de proies faciles ou, au moins, des impertinents. Selon ce rêve, ou ce fantasme, les hommes ne se construisent pas tout seuls comme agresseurs car, par sa conduite et son attitude, par son mélange d’angoisse et fascination devant eux, Lucie aussi contribue en grande mesure à les fabriquer.
L’analyse de cette scène sexuelle cristallisée où tous les hommes sont potentiellement agresseurs, sauf peut-être les homosexuels, et où les femmes sont souvent victimes d’un sacrifice fataliste, l’a aidé à se sentir de plus en plus à l’aise avec les hommes. Progressivement, bien que lentement, Lucie a construit des relations amicales, séduisantes et un minimum érotiques avec des hommes hétérosexuels qui ne pouvaient nullement être classés dans le type des agresseurs. Malgré quelques ratés et maladresses du départ, cela l’a de plus en plus rassurée.
Ensuite, nous sommes passés à l’analyse, point par point, c’est-à-dire en détail, des événements trans-limites, comme les abus sexuels subis directement, mais aussi les impressions découlant des relations sexuelles des parents. Ainsi, concernant l’événement vécu avec la grande soeur, Lucie a tenu à nous dire que « s’il lui a fait du bien de parler de cela, c’est surtout parce que cet événement a, enfin, était considéré comme quelque chose d’anormal ! ». Cela, parce que jusqu’alors tous les membres de la famille connaissant cette histoire, la mère, la grande soeur, etc., avaient tendance à minimiser les faits et leur étendue. En outre, le milieu social et amical peut avoir une influence involontaire et non calculée très forte. Les tendances sociales, les modes de penser et de traiter des questions psychiques, selon une culture donnée et à un moment donné du parcours historique d’une société, peuvent varier énormément dans la définition de ce qui est pathologique et de ce qui est normal. Souvent, ces modifications se font sans que personne ne dise quoi que ce soit. Parfois, même si quelqu’un souffre profondément d’un événement, qui en général est par ailleurs traité par la société ou par l’entourage comme “normal”, le sujet aura tendance à développer une grande tolérance à la douleur psychique pour ne pas paraître, en plus, se situant en dehors de la norme en vigueur. Ceci produit une double souffrance qui a comme effet de renforcer le côté secret, l’aspect non-dit, la version dénégation du problème… Eh bien, nous avons fait le chemin contraire à ces tendances auto-coercitives pour libérer la parole et soulager le sujet d’un surmoi supplémentaire.
Après, on est passé à l’analyse de sa relation presque exclusive avec des hommes homosexuels. À ce propos, nous nous sommes rendu compte que Lucie, en plus de fuir systématiquement les hommes hétérosexuels qui auraient pu devenir sinon des amants au moins des amis, n’avait pratiquement pas d’amies filles non plus. Ses amis étaient exclusivement des garçons homosexuels, de préférence en couple. Ce dernier élément a son importance, car il se jouait une dynamique bien précise entre les couples d’homosexuels et Lucie, comme si, dans cette hyper-dépendance du couple homosexuel, elle avait besoin de revivre et d’élaborer à la dure, dans la vie réelle, la relation perdue avec sa mère pour cause du couple homosexuel de sa mère. Outre le fait qu’elle pouvait jouer sa « princesse » auprès de deux hommes qui ne constituaient pas de menaces érotiques pour elle, il y avait aussi le fait qu’avec eux Lucie pouvait échanger aussi au moins sur l’intérêt érotique théorique que ces couples gays peuvent avoir pour les hommes hétérosexuels et vivre ainsi cette relation à l’homme par procuration. En tout cas, la psychodynamique qui s’installe entre une femme comme Lucie et un couple homosexuel implique qu’elle devient un objet érotiquement neutre et sécurisant pour eux et, à son tour, ce couple d’hommes devient également un objet érotiquement neutre et sécurisant pour elle. En plus, cet espace neutre et sécurisant, se profilant pour les trois participants comme une aire contre-phobique, produit un tiers exclu : l’homme hétérosexuel.
Mais elle pouvait également avoir des amis homosexuels célibataires, dont certains pouvaient agir avec elle « de façon virile » comme s’ils voulaient créer une relation érotique avec elle. Lucie raconte : « avec lui, on dormait ensemble mais sans relations sexuelles. Il me faisait la cour, m’invitait souvent au restaurant et au cinéma, et me faisait des scènes de ménage. Dans notre relation, il n’y avait pas de place pour d’autres ni pour aucun autre homme. Il m’a fait rompre avec pas mal d’amis. Mais cette relation ambiguë s’est arrêtée quand il m’a parlé d’enfants. » Un autre garçon lui a aussi fait la cour pendant longtemps lui cachant soigneusement son homosexualité. Grâce à l’analyse de tous ces éléments, progressivement, elle a alors décidé de « quitter cette vie adolescente » et a commencé à se libérer de toutes ces attaches amicales dont elle était devenue hyper-dépendante et qui l’empêchaient de vivre pleinement sa vie de jeune femme.
Mais, justement, dans cette nouvelle étape de l’analyse, forcément, d’autres angoisses, d’autres difficultés se sont manifestées concernant la conquête de sa nouvelle indépendance : la peur que les gens ne l’aiment plus, un sentiment de culpabilité sur le bonheur à venir, un manque de confiance en elle, la recherche de reconnaissance, la tendance à être toujours dans la demande. C’est-à-dire qu’avec tout cela nous sommes parvenus à un tableau beaucoup plus classique, beaucoup plus névrotique, moins “trans-limite”, disons. Et de là, elle est venue à se demander si tout cela n’avait pas un rapport avec son manque de relation amoureuse avec un homme. À partir de là, l’analyse prit un nouveau tournant qui était de l’aider à créer une véritable relation amoureuse. Cette période a pris un certain temps, d’autant plus qu’en même temps elle se développait au niveau professionnel avec de plus en plus de satisfactions, et elle est alors venue enfin, après plusieurs tentatives-échec, à rencontrer quelqu’un avec qui elle a commencé à faire sa vie. Précisons aussi que cette période de l’analyse n’a pas consisté en comment “changer son comportement” vis-à-vis des hommes, mais surtout comment avoir vraiment le désir de construire une relation avec un homme. C’est à partir de ce socle de désir et de ce nouveau regard sur les hommes que les attitudes, les comportements, les façons d’entrer en contact, de faire, de réagir…, ont été pris en compte et analysés.
Cette nouvelle période n’a pas pu exister sans auparavant traiter la haute tension intime produite dans sa lutte contre le solide surmoi moralisateur produit par sa vie jusqu’alors. Car il faut dire que la position asexuelle produit un surmoi d’une efficacité redoutable, d’autant plus si cela est combiné à l’hyper-moralisme des groupes anti-hétérosexuels. À cause de cela, avant, elle ne faisait ses choix qu’à moitié, elle acceptait d’être l’objet de l’emprise, l’objet du sentiment de possession, de jalousie et d’avidité, autrement dit, elle était au fond non pas un sujet mais bien un simple objet du désir des autres. Après la première période de l’analyse, elle a commencé à changer son regard sur les choses et à avoir envie de goûter, mais sans excès, les nouveaux fruits que sa vie lui offrait.
Finalement, par les aspects touchant à sa relation à l’argent, à l’organisation de la vie quotidienne, à son manque d’affirmation personnelle en général, à l’absence de désir d’enfant et à sa nouvelle relation aux hommes, on en est venu à réviser de fond en comble les questions concernant le père. Ayant toujours vécu avec lui, du fait de l’abandon maternel, Lucie nous dit que son père, étant très séducteur, y compris à son égard, faisant souvent des vannes crues sur les femmes, « a toujours agi comme si j’étais sa maîtresse. Il draguait toutes les femmes qui passaient, tout en me disant que j’avais des belles hanches… ». Au fond, elle sait désormais que ses deux parents étaient sexuellement perdus et que, concernant la sexualité, elle a assisté à des choses auxquelles elle n’aurait jamais dû assister, surtout à son jeune âge. À chaque fois qu’elle évoquait ces éléments concernant la sexualité des parents et la vampirisation dont elle a été objet de la part de son père, Lucie réagissait par des épisodes de psychosomatisation : douleurs au ventre, extinction de voix, asthme, vertiges, bronchite…
Du début jusqu’à la fin de l’analyse, nous avons dû lutter contre le pessimisme qui guettait la moindre avancée. À chaque progrès, il correspondait un retour violent de manivelle. Quelque part, ces phénomènes de corps sous-transfert équivalent, d’une part à une répétition de ce qui se passait dans la relation avec sa mère, dans le sens où « toutes les fois que j’ai été malade je n’ai eu aucune considération de la part de ma mère ». Mais, d’autre part, ils équivalent également au fait d’espérer finalement que quelqu’un comme son père, ses amis, un couple, l’analyste ou l’espace analytique, puisse servir finalement à ce qu’il y ait de la considération sur elle et son état. En passant par cette réparation imaginaire, suivie d’un deuil de la demande d’attention et reconnaissance de l’Autre, mais également à travers une analyse du désir de voir son père mourir, Lucie est parvenue à libérer un véritable amour pour son père. Et, de la libération de l’amour pour le père symboliquement mort, Lucie en est venue finalement à tomber carrément amoureuse de son copain et cela a pacifié complètement leur relation.
Surdétermination de la sexualité chez l’enfant
Un enfant est déterminé ou surdéterminé de plusieurs façons : par les relations et les complexes familiaux qu’il vit depuis sa naissance, mais aussi par la personnalité et par le mode de relation de chaque parent avec lui. Nous avons là deux vecteurs très puissants de détermination de la réalité psychique de l’enfant. Mais il y a un troisième vecteur, très puissant également, bien présent mais qui n’est pas très évident. Il s’agit de la sexualité du couple parental, qu’elle existe, qu’elle soit débordante ou pas, ou qu’elle n’existe même pas. Dans un cas ou dans l’autre, dans un extrême ou dans l’autre, cet élément peut venir se présenter de plusieurs façons. Par exemple, lorsque l’enfant entend certains bruits ou commentaires des parents, ou lorsqu’il voit les parents agir d’une façon ou d’une autre, directe ou indirectement, ou encore de manière très subtile, sournoise ou pernicieuse, par la négative, par des dénégations, par des disputes, voire même par l’éclatement de la brutalité verbale ou physique. Quelque part, la de la violence entre les parents serait l’analogon, très problématique et pervers, de la sexualité du couple parental. Dans ces conditions là, lorsqu’il y a cette violence dans la relation des parents cela induit chez l’enfant une interprétation inconsciente sur la sexualité que les parents pourraient avoir. Il peut passer alors à croire, parfois fermement quoique sans se rendre compte et sans examen critique, que la sexualité doit être quelque chose de brutal. Cela peut mettre l’enfant dans une position de réceptivité dangereuse envers toute forme de séduction, d’avances, de gestes, d’attitudes moitié affectives moitié violentes, à connotation sexuelle, venant d’un membre de la famille, voire d’un élément extérieur et inconnu.
En effet, la violence des parents devant l’enfant peut mettre celui-ci dans la situation périlleuse où il devient trop réceptif à des mauvaises rencontres découlant parfois en abus sexuels. Ces expériences intrusives seront alors éminemment déterminantes dans la construction de la sexualité de l’enfant devenu adulte. Pourquoi ? Parce qu’il peut bien y avoir du plaisir, pendant ou à la fin de l’acte intrusif, et d’ailleurs il y a de toute façon une sur-excitation sexuelle ainsi qu’un certain plaisir dans l’excitation sexuelle, même dans celle non-voulue. Ce plaisir sexuel excédentaire, de source intrusive et non prévu, appartenant au vécu trans-limite donc, peut amener l’enfant à avoir plein d’idées, de fantasmes, de pensées, des culpabilités, des angoisses, du dégoût, des interrogations, et par ailleurs cela le confronte forcément à une modification substantielle de la narration de son histoire.
L’histoire de vie de l’enfant rencontre là une discontinuité radicale par superposition de l’excitation sexuelle et parfois même d’un plaisir sexuel, tout à fait encombrants et mal venus, appartenant à cette expérience intrusive. Ce chevauchement d’éléments sexuels violents, venant se mélanger aux objets normaux du développement sexuel de l’enfant, peut alors produire une adhérence addictive chez l’enfant, qu’il continue ou pas à répéter ces situations. Car, même s’il ne continue pas de répéter ces situations dans le réel des échanges sexuels directs, la répétition existera dans sa tête, dans sa vie affective et émotionnelle. Le plus souvent ceci aura tendance à se répéter, de manière indirecte mais pernicieuse, dans la relation avec les autres, notamment dans la vie amoureuse. Et à chaque répétition, cela risque de se renforcer avec la tendance à se cristalliser, au point de créer chez l’enfant devenu adolescent, ou jeune sujet, une double vie entre sa vie d’enfant et une vie sexuelle de presque adulte, c’est-à-dire une vie sexuelle encombrante car venant à la mauvaise heure et avec les mauvaises personnes.
Ce processus de double vie produit en parallèle la formation d’un masque psychique appartenant à un personnage sexualisé venant se superposer à sa personnalité en construction. Cette formation identitaire superflue, imposée et encombrante, est trop difficile à gérer par un enfant ou un adolescent, dans la mesure où il s’agit d’une doublure imaginaire qui l’enferme et le phagocyte. Par l’intermédiaire de ce personnage, l’enfant est bien obligé d’avaler, d’incorporer et d’introjecter la brutalité parentale dans sa propre vie, comme s’il participait désormais activement de cette violence. Finalement, dans l’identification qui suppose le rapport serré au masque de ce personnage, l’enfant devient lui-même le personnage sexuellement violent contre lui-même ou contre autrui.
German ARCE ROSS. Paris, février 2013.
Copyright © 2012-2013 German ARCE ROSS. All Rights Reserved.
13/02/2013 at 15:18
Bonjour German,
Votre article est très dense et mes premières questions – qui en appelleront probablement d’autres -, seront courtes :
1 – Vous démarrez par une description sémiologique de nature psychiatrique ou pour le moins psychopathologique concernant Lucie. D’où provient cette batterie annoncée d’emblée ? Comment procédez-vous pour poser aussi rapidement un diagnostique qui se voudrait quasi définitif ?
2- Il m’apparaît que vous établissait ipso facto un lien de causalité : Homosexualité …..Phobie. Autrement dit l’angoisse facteur de la phobie aurait, si j’ai bien compris, pour objet l’homme, les hommes. Et je raccourcis- si je puis dire -, l’homosexualité prendrait sa source, son origine sur ce versant.
3- je ne débrouille pas bien , à vous suivre, si vous faites de l’homosexualité un symptôme, une pathologie de structure ou pas. Ceci me parait – comme je vous l’ai déjà écrit et si c’est la cas -, questionnant pour ne pas dire inquiétant. Grosso modo les homosexuels seraient des sujets malades de leur homosexualité.
4- L’idée première qui m’apparaît est que Lucie cumulerait tous les symptômes bien que vous mettiez l’accent ( sans trop le développer) sur la névrose et la perversion au regard du trauma ou des évènement du complexe familial . Mais comme votre démonstration veut aller dans le sens du concept de trans-limite, vous paraissez, ne plus en tenir compte. En effet, je retrouve là le » joker » du Pr Bergeret ( que vous citez ) est ses laborieux développements sur les » Etats-limites » qui lui permettent de » botter en touche » par rapport à Psychose, Névrose et Perversion.
5- Enfin dernière remarque : il me semble que votre récit de la cure mêle des éléments phénoménologiques, comportementalistes, descriptifs lorsque vous évoquez » les modes réactionnels » ( la violence conjugale ) Je pense que pour vous tout cela est inconscient mais ne nous éloignent-ils pas d’une nécessaire reprise des concepts freudiens et lacaniens sur la bisexualité, le choix inconscient d’objet ?
Voilà cher Germain, et plutôt spontanément, ce que l’intérêt que votre clinique du cas m’a pour le moment inspiré.
Bien cordialement.
Patrick Pouyaud.
15/02/2013 at 01:51
Réponses aux remarques de Patrick Pouyaud.
Réponse à la question 1 sur le diagnostic :
Je dois d’abord dire, pour répondre à votre première question, que personne ne m’avait jamais posé la question de savoir comment je procède dans mon travail diagnostique. Je suis donc agréablement surpris par votre question et vous remercie.
Le diagnostic présenté, multiple, atypique, combinant les symptômes de plusieurs névroses avec des traits de perversion, des événements de corps, des troubles sexuels et des addictions, est le résultat des plaintes de la patiente, ainsi que des observations transférentielles, lors des deux séances hebdomadaires pendant les six ans qui a duré l’analyse. S’il semble avoir un caractère définitif c’est bien parce qu’en six ans de cure nous avons largement eu le temps de observer des faits, recueillir des plaintes, identifier des troubles, suivre des développements, repérer des signes, analyser la formation des symptômes, constater des répétitions et vérifier les transformations opérées.
Le diagnostic peut avoir une base psychiatrique, et en cela il ne vaut pas moins ; au contraire, me semble-t-il. Car la psychiatrie classique, non-biologique, purement phénoménologique et compréhensive, ou pas, a beaucoup apporté à la psychopathologie psychanalytique. Au point qu’à l’époque actuelle, époque du triomphe d’une médicalisation de la psychiatrie, nous devons défendre la psychiatrie classique pour ne pas perdre la rigueur nécessaire dans l’effort de nouvelles modélisations nosographiques.
Je me suis toujours intéressé à la construction d’une nosographie proprement psychanalytique, non seulement parce que j’ai enseigné pendant des années la sémiologie à l’Université de Paris X-Nanterre, mais aussi parce que ces questions ont occupé des larges morceaux de ma recherche clinique lors de mes deux doctorats (en psychanalyse, à l’Université de Paris VIII d’abord, en psychologie clinique, à l’Université de Rennes II ensuite). Vers la fin des années 90, je suis venu à m’intéresser, dans mon travail clinique et institutionnel (psychiatrie et milieu associatif), aux nouveaux symptômes qui dessinent une psychopathologie atypique. C’est-à-dire, des troubles, des symptômes et des syndromes ayant une présence et une configuration trans-clinique ou trans-structurale.
Lorsque je reçois Lucie, ce n’est donc pas rapidement que je viens à situer un diagnostic de syndrome trans-limite. Il est au contraire le résultat de plusieurs années de travail avec cette patiente et avec d’autres présentant des configurations semblables ou équivalentes. Et avec Lucie comme avec tous ces autres patients reçus à mon cabinet, de la même façon qu’autrefois dans les hôpitaux psychiatriques et CMP où j’ai travaillé ou fait des recherches, j’ai procédé de la même façon : en comparant les notes, les commentaires, les rêves, les interprétations, recueillis surtout lors des entretiens préliminaires mais aussi lors des séances les plus chargées de sens et de signification, chez des patients présentants les mêmes symptômes. Ainsi, en suivant notamment un calcul interprétatif des signes les plus récurrents, quelques idées-force, quelques tendances signifiantes, quelques événements inter-subjectifs, se sont dégagés de ce travail d’analyse comparée.
Cela m’a permis de me rendre compte que le diagnostic d’un certain nombre de patients ne pouvait plus se faire en faisant strictement appel aux structures et aux ensembles nosographiques de la psychopathologie classique. Il fallait donc faire recours à une observation très aiguë pour créer d’autres rubriques plus conformes avec l’actualité de la psychopathologie.
Réponse à la question 2 sur les liens entre homosexualité et phobie :
Je n’établis pas de lien de causalité entre homosexualité et phobie pour ce cas, d’autant plus que Lucie n’est pas homosexuelle. Elle a été pendant très longtemps asexuelle, mais elle a modifié ou plutôt initialisé sa sexualité grâce à l’analyse. En revanche, longtemps, sa relation d’amitiés avec des hommes ou des couples homosexuels l’ont empêché, selon elle, de s’ouvrir à des hommes hétérosexuels. Je pense plutôt que ces amis homosexuels ont été utilisés par elle comme des objets contre-phobiques.
Cela dit, nous verrons plus tard, grâce à d’autres cas, qu’il y a un lien étroit entre homosexualité et phobie, mais pas forcément de relation de causalité entre elles. Elles seraient toutes les deux de conséquences d’une autre chose. Cela reste à déterminer et à démontrer, à la lumière de tous ces cas. Lucie avait plutôt une phobie du sexuel, proche de ce qui est présent chez les homosexuels lorsqu’ils sont dégoûtés par les insignes de l’autre sexe, sauf s’il s’agit, pour le sujet, de s’y identifier. Ce dégoût peut aussi s’attacher à des aliments représentant des animaux en lien avec les objets phobiques, des aliments ayant une valeur totémisée, à savoir qu’il y a quelque chose du sexuel et du père qui est rejeté en eux. Lacan n’a pas manqué d’observer, par exemple, « dans la cure d’un fétichiste des impulsions boulimiques manifestes qui sont corrélatives d’un moment tournant dans la réduction symbolique de l’objet à quoi il nous arrive de nous attacher avec plus ou moins de succès chez des pervers » (Séminaire sur la Relation d’objet, p. 174). Lucie avait aussi des événements de corps touchant les aliments, que ce soit selon le modèle anorexique ou boulimique et en lien avec ce qu’elle rejetait avec force de la sexualité du père.
Ni mon travail ni mon style ne m’ont jamais conduit à une volonté farouche de prouver ou de démontrer, coûte que coûte, une théorie ou une doctrine quelconque. C’est même l’inverse. Je pars de ce que j’observe dans la clinique pour ensuite construire une théorie, ou l’affiner, selon également ce que j’apprends théoriquement depuis de longues années. Cependant, c’est intéressant de noter qu’en 1956 et 1957 Lacan avait déjà parlé des liens entre homosexualité et phobie. En effet, le séminaire sur la Relation d’objet est fait de deux grandes parties : une première partie où Lacan parle de la perversion et une deuxième partie où il étudie la phobie. Tout cela parce que la thèse principale serait que phobie et fétichisme sont les deux traitements possibles, liés entre eux, d’une même base d’angoisse fondamentale (cf. par exemple p. 195).
Devant une angoisse fondamentale qui consume le sujet, ces deux modalités différentes, liées entre elles, concernent un traitement particulier du phallus. Ainsi, la clinique de la perversion nous montre une glorification du phallus, dans la mesure où, par manque du père réel et par hypertrophie d’un collage maternel, il y a une sorte de mariage du sujet avec le phallus (pour reprendre une formule récente de Serge Cottet). Le fétiche en cause, c’est la mère phallique. De son côté, dans la position phobique, il y a une identification au phallus maternel et les objets principaux viennent suppléer au signifiant du père symbolique (p. 228).
Alors, entre fétichisation et phobie, Lacan parle, pendant ces années-là, d’un côté, d’une angoisse de séparation d’avec la mère (p. 243) et, de l’autre côté, d’une absence de fonction du père réel. Selon lui, « l’expérience nous apprend que, dans l’assomption de la fonction sexuelle virile, c’est le père réel dont la présence joue un rôle essentiel » (p. 364). Ainsi, derrière les cas des deux positions perverse et phobique, posées en référence au phallus, que ce soit par la voie du fétiche, que ce soit par celle de l’objet phobique, il y a une présence très problématique de la relation au père réel. Par exemple, Lacan observe chez les homosexuelles aussi bien une fixation sur le père qu’une chute du phallus : « niderkkommt. Ce mot indique métonymiquement le terme dernier, le terme de suicide, où s’exprime chez l’homosexuelle ce dont il s’agit, et qui est le seul et unique ressort de toute sa perversion, à savoir, conformément à ce que Freud a maintes fois affirmé concernant la pathogenèse d’un certain type d’homosexualité féminine, un amour stable et particulièrement renforcé pour le père » (Séminaire, Livre IV, pp. 109 et 147).
Lacan situe Hans adulte dans une sorte d’hétérosexualité passivée (p. 414), proche du style de la génération des années 1945, à savoir de cette génération de jeunes gens qui attendent l’initiative du partenaire, qui attendent qu’on leur déculotte. C’est un peu comme si Lacan sentait que, du fait des deux grandes guerres, et surtout après la Seconde, l’hétérosexualité commençait à accuser le coup se mélangeant à des voies homosexualisantes ou en tout cas phobiques et fétichistes. Lacan signale que « Hans aura assurément toutes les apparences d’un hétérosexuel normal. Néanmoins, le chemin qu’il aura parcouru dans l’Oedipe pour y arriver, est un chemin atypique, lié à la carence du père » (p. 385). Si le fétichisme est une défense contre l’homosexualité (p. 160), la phobie présente une hétérosexualité particulière, non pas une hétérosexualité vraiment homosexualisante mais, dans certains cas, une hétérosexualité un peu passive, un peu trop timide ou pas assez affirmée, parfois même absente, comme dans le cas de Lucie. Nous verrons après ce que ces deux ensembles psychopathologiques, à savoir le fétichisme et la phobie, peuvent nous apprendre concernant la clinique de l’homosexualité telle qu’on la voit de nos jours.
Réponse à la question 3 sur l’homosexualité et la psychopathologie :
La psychopathologie ne devrait pas être source ou prétexte de jugements de valeur ou d’instrumentalisations idéologiques. Pourtant, cela a été le cas dans les pratiques totalitaires de la psychiatrie soviétique, par exemple. Mais aussi, de nos jours, dans le discours colloquial de la société occidentale. De façon globale, les termes de la psychopathologie classique sont tellement entrés dans les moeurs et dans le discours courant que certains de ces termes, en se popularisant, ont été profondément déformés, gagnant entretemps des significations polysémiques, souvent contraires à leurs significations et usages initiaux. Ainsi, on parle de dépression pour signifier des creux graves et importants dans les flux du monde financier, on utilise le terme de psychose pour faire référence à une grande peur qui touche un secteur de la société, on abuse du terme phobie pour vouloir dire une attitude idéologique contraire ou pour signifier une discrimination grave contre une minorité ou un groupe donné. Halluciner devient synonyme d’étonnement, délire est une fantaisie festive, cauchemar est un événement pénible. Plus grave encore, les termes de malade mental, pervers, hystérique, obsédé, folle, psychopathe, autiste… sont malheureusement devenus dans la langue courante des véritables insultes, comme c’est le terme psycho aux USA par exemple.
Mais dans le vocabulaire de la psychopathologie, ces termes n’ont pas, ou ne devraient pas avoir, la même signification péjorative de la langue populaire. Malheureusement, la plupart des termes de la psychopathologie, comme pathologie, thérapeutique, symptôme, diagnostic…, proviennent de la psychiatrie médicale et sont à utiliser dans leur sens figuré ou symbolique. Ainsi, par exemple, le terme de perversion, en psychopathologie psychanalytique, ne signifie nullement aucun jugement de valeur négative, mais seulement le résultat d’un traitement particulier de la castration symbolique.
Par un forçage corporatiste et communautariste, les psychiatres de la Société Américaine de Psychiatrie ont été amenés à retirer l’homosexualité de la liste des symptômes psychiques répertoriés dans le DSM. Cela a été aussi le cas de rubriques telles que l’hystérie ou la mélancolie, mais pour d’autres raisons, notamment l’intérêt de retirer des références liées à la psychanalyse et la volonté d’accorder des parts de marché aux produits pharmaceutiques. Beaucoup de gens ont salué l’abandon de l’homosexualité de la liste du DSM, surtout par le fait de devoir lutter contre la discrimination et, surtout, contre la pénalisation ou la criminalisation de l’homosexualité dans certains pays de tradition totalitaire. Cependant, on est tombé dans des extrêmes opposés. Parce que cela a contribué à une sorte de normalisation artificielle de l’homosexualité, comme si ce n’était qu’une façon singulière d’être ou de vivre la sexualité. De cette façon, il serait aussi légitime de classer l’anorexie ou la boulimie, mais aussi l’hystérie, la phobie, par exemple, et ainsi de suite, comme des façons singulières d’être et non pas comme faisant partie de la psychopathologie.
Une bonne partie des cliniciens orientés par la psychanalyse nous opposons aux points de vues et surtout aux critères classificatoires du DSM. Certains prônons même une nosographie proprement psychanalytique. En attendant, nous nous conformons à d’innombrables classifications, voire même à l’absence de toute classification ou à une pauvreté dangereuse dans les dispositifs diagnostiques, parvenant souvent à une véritable tour de Babel en psychopathologie.
Cependant, nous avons la clinique quotidienne, intense et riche, où on recueille, presque synchroniquement, les modifications normales et pathologiques les plus aiguës de la société actuelle. Et cela requiert modélisation, souvent avec une nécessité de créativité et réactivité. C’est ainsi que les sujets homosexuels se sont finalement adressés en masse à la psychanalyse, tout en montrant, d’une part, ne pas être dans la perversion pure mais, d’autre part, en manifestant également un pathos qu’on ne peut pas nier. De la même façon que l’hystérie, par exemple, s’est sensiblement modifiée depuis la moitié du XXème siècle, au fur et à mesure que les effets du XIX siècle s’effaçaient, et que le nouveau siècle apportait ses propres modes de vie si radicalement différents, l’homosexualité a eu une transformation radicale. Elle est devenue l’un des symptômes les plus en vue de la psychopathologie de la fin du XXème siècle et du début du XXIème. Mais, un symptôme de quoi ?
L’homosexualité est devenue l’un des symptômes de la profonde déliquescence des complexes familiaux, du déclin de l’autorité paternelle et de l’inversion des valeurs dans la différence sexuelle. En le devenant, elle s’est elle-même modifiée en termes psychopathologiques en se configurant, non pas comme une nouvelle structure clinique, mais plutôt comme un état composite nouveau, combinant des traits des structures classiques avec d’autres traits propres à la vie sociale et familiale actuelles. Nous sommes aujourd’hui confrontés à un grave problème de la fonction du père et cela a une incidence directe dans la fonction normativante de l’hétérosexualité. C’est d’ailleurs en ces termes que Lacan nous parle de la fonction normativante : « il ne suffit pas qu’elle conduise le sujet à un choix objectal, mais il faut encore que ce choix d’objet soit hétérosexuel. […] Il ne suffit donc pas que le sujet après l’Oedipe aboutisse à l’hétérosexualité, il faut que le sujet, fille ou garçon, y aboutisse d’une façon telle qu’il se situe correctement par rapport à la fonction du père » (Le Séminaire, Livre IV, p. 201). C’est-à-dire, sans devoir prendre le phallus comme un fétiche ou comme un partenaire de l’objet phobique ! C’est à tout cela que tentent de répondre nos termes d’états trans-limites et d’événements trans-limites.
Je suis fier d’avoir une partie de mes patients qui sont homosexuels et à qui, j’espère, j’aide en général à aller mieux et, en particulier, à mieux vivre leur homosexualité en tant que tendance sexuelle qui s’est imposé dans leurs vies. Cependant, le travail que je fais avec eux m’enseigne que cette tendance sexuelle ne va pas de soi, et non pas pour des raisons de discrimination sociale. Mais par le fait que c’est une tendance sexuelle qui leur coupe d’un épanouissement qui ne serait possible que grâce à l’échange érotique et sexuel avec le sexe opposé. Cela dit, leur voie de salut ne passe pas par une reconversion à l’hétérosexualité, mais bien par une réduction du symptôme homosexuel de base en un vécu sans souffrance et forcément sans excès de jouissance trans-limite.
Notre travail clinique et de recherche nous permettra d’apporter un peu plus tard d’autres questions, d’autres éléments, pour approfondir notre théorie en construction.
Réponse à la question 4 sur les événements trans-limites :
Sur la clinique du trans-limite, je ne reprends pas la notion d’états limites. Ceux-ci concernent les limites entre névrose et psychose. Or, le trans-limite n’a rien à voir avec cela, mais avec une transgression constante des limites acceptables pour le développement psychosexuel de l’enfant, ainsi que sur une trans-position fluide au-delà des limites de ce qui est dessiné par la psychopathologie classique de névrose-psychose-perversion. En outre, les états trans-limites ne sont pas simplement un franchissement des limites, mais plutôt une composition atypique de symptômes de plusieurs structures cliniques grâce à ces franchissements.
Si je citais les états-limites, c’était seulement pour faire référence aux frontières, aux limites, mais dans un autre cadre, dans une autre question clinique.
Concernant les états trans-limites, j’ajoute les addictions et notamment les troubles alimentaires, directs ou figurés, aux questions lacaniennes des années 50 qui relient fétichisation et phobie. Puis, en termes d’événements trans-limites, j’ajoute deux éléments différents à ceux déjà noté par Lacan à cette époque, c’est-à-dire l’hyper-collage maternel et la carence du père réel. Les éléments que j’ajoute sont, d’abord, la relation de l’enfant au couple parental et, ensuite, la relation de l’enfant avec le rapport des parents avec leurs propres parents.
Réponse à la remarque 5 sur la phénoménologie du couple parental et la bisexualité d’origine :
Les données présentées du cas semblent faire partie du monde factuel et phénoménologique, car mon intérêt est toujours d’appuyer les questions signifiantes, symboliques et inconscientes sur des éléments qui ont à voir avec des véritables événements inter-subjectifs vécus.
La bisexualité d’origine est, pour moi, une sorte de mythe. À savoir que l’on ne peut naître que garçon ou fille. La bisexualité agie est impossible. Il y a toujours beaucoup plus qu’une simple tendance qui s’impose, dès le départ. Sachant en outre que le départ n’est pas forcément la naissance mais, à mon avis, la vie placentaire ainsi que la relation inconsciente avec le corps propre.
Cela dit, je ne peux pas traiter de tout cela maintenant. Car j’ai du matériel en attente pour l’écriture d’un texte sur ces questions justement. Sauf que ça viendra dans quelques mois seulement.
Bien cordialement,
GAR