German ARCE ROSS. Paris, le 20 février 2020
Référence bibliographique (toute reproduction partielle, ou citation, doit être accompagnée des mentions suivantes) : ARCE ROSS, German, « Le Sexhibitionnisme identitaire de Piotr Pavlenski », Nouvelle psychopathologie et psychanalyse. PsychanalyseVideoBlog.com, Paris, 2020
Identitary Sexhibitionism of Piotr Pavlenski
Who said hysteria no longer exists? Piotr Pavlenski — the Russian anarchist and provocateur of power, whatever it is — is a histrionic exhibitionist who, like a Femen in the masculine, lends his body, his nudity, his dignity, his freedom and his reputation to debunk a Master failing male. Voluntarily or involuntarily, he creates a collective hysterization insofar as it transmits the macropsychic hysteria of which it becomes the privileged sensor.
On the surface, he works for the truth of the scandal by humiliating liars and hypocrites hidden in the shade. In this, he would be hysterical, but only on the surface. Because, deep down and in the image of identitary or sexidentitary people, he would be especially driven by a merciless war against societal injustice.
This process of radicalization against societal or political injustice would push him to commit violent acts on himself. And therefore to go far beyond the hysterical field by assuming moreover perverse aspects in its relation to the Other villain. Rather, he would have become a vigilante and a warrior for a divine and chimerical societal justice. A sort of para-religious identity with a hysterical version on the surface.
Obviously, this text is not about making an analysis of the person or the intimate life of Piotr Pavlenski. It is a question of studying the « porn-political » acts that the character he has constructed for himself regularly stages. It seems to us that this public figure and his acts, which we call sexhibitionists, bring us light to continue to analyze the identity enjoyment of our time.
So, if the artistic and pornopolitical or exhibitionist character of Piotr Pavlenski is only partially hysterical and notably on the surface but with clearly perverse features and that he does not seem either frankly or only psychotic, how could we situate him?
El Sexhibicionismo Identitario de Piotr Pavlenski
¿Quién dijo que la histeria ya no existe? Piotr Pavlenski, el anarquista ruso y provocador del poder, cualquiera que éste sea, es un exhibicionista histriónico que, como un Femen masculino, presta su cuerpo, su nudez, su dignidad, libertad y reputación para derribar a un Amo masculino por sus fallas. Voluntaria o involuntariamente, crea una histerización colectiva en la medida en que retransmite la histeria macropsíquica de la cual se hace el receptor privilegiado.
En la superficie, Piotr Pavlenski obra por la verdad del escándalo humillando a los mentirosos y a los hipócritas de las sombras. En ese sentido él sería un histérico, pero sólo superficialmente. Porque en el fondo y a la imagen de los identitarios o sexidentitarios, estaría más bien impulsado por una guerra despiadada contra la injusticia societal. Este proceso de radicalización contra la injusticia societal o política lo empujaría a cometer actos violentos sobre sí mismo. Y, por lo tanto, a desbordar bastante más allá del campo histérico, asumiendo además aspectos perversos en su relación con el Otro malo. Más bien, se habría convertido en un justiciero y en un guerrero por una divina y quimérica Justicia Societal. O sea, sería una especie de identitario parareligioso con una versión histérica en la superficie.
Obviamente, no se trata en este texto de hacer un análisis de la persona o de la vida íntima de Piotr Pavlenski. Se trata de estudiar los actos «porno-políticos» que el personaje que se ha construido pone regularmente en escena. Nos parece que este personaje público y sus actos, que llamamos sexhibicionistas, nos aportan luces para continuar analizando el goce identitario de nuestro tiempo.
Le Sexhibitionnisme identitaire de Piotr Pavlenski
Qui a dit que l’hystérie n’existait plus ? Piotr Pavlenski — l’anarchiste russe et provocateur du pouvoir, quel qu’il soit —, est un exhibitionniste histrionique qui, comme un Femen au masculin, prête son corps, sa nudité, sa dignité, sa liberté et sa réputation pour déboulonner un Maître mâle défaillant. Volontairement ou involontairement, il crée une hystérisation collective dans la mesure où il transmet l’hystérie macropsychique dont il se fait capteur privilégié.
En surface, il œuvre pour la vérité du scandale en humiliant les menteurs et les hypocrites de l’ombre. En cela, il serait hystérique, mais en surface seulement. Car, au fond et à l’image des identitaires ou sexidentitaires, il serait surtout mû par une guerre sans merci contre l’injustice sociétale. Ce processus de radicalisation contre l’injustice sociétale ou politique le pousserait à commettre des actes violents sur lui-même. Et donc à déborder largement du champ hystérique en assumant par ailleurs des aspects pervers dans sa relation à l’Autre méchant. Il serait plutôt devenu justicier et guerrier pour une divine et chimérique Justice sociétale. Une sorte de para-religieux identitaire avec une version hystérique en surface.
Évidemment, il ne s’agit pas, dans ce texte, de faire une analyse de la personne ou de la vie intime de Piotr Pavlenski. Il s’agit d’étudier les actes « porno-politiques » que le personnage qu’il s’est construit met régulièrement en scène. Il nous semble que ce personnage public et ses actes, que nous appelons sexhibitionnistes, nous apportent des lumières pour continuer à analyser la jouissance identitaire de notre époque.
Alors, si le personnage artistique et pornopolitique ou exhibitionniste de Piotr Pavlenski n’est hystérique que partiellement et notamment en surface mais avec des traits clairement pervers et qu’il ne semble pas non plus franchement ou seulement psychotique, comment pourrions-nous le situer ?
L’Affaire Benjamin Griveaux
Devant l’affaire Benjamin Griveaux, on se rend compte que beaucoup de choses opposent les deux hommes, leurs vies, leurs aspirations, leurs rêves et leurs cauchemars peut-être aussi. Et pourtant, ils se découvrent tous les deux ayant paradoxalement des véritables points de convergence.
Tout d’abord, ils ont partagé l’amour ou le désir, ou les deux, de la même femme. Alexandra de Taddeo est une jeune femme très intéressante, belle, lucide, polyglotte, brillante, attirante, qui a su capter le charme aussi bien que les failles de l’un et de l’autre. Car, de manière très opposée, ces deux hommes ont sans aucun doute des personnalités complexes et très intéressantes aussi. Chacun à sa façon, chacun aux antipodes de la vie. D’ailleurs, on peut se demander comment la même femme a pu s’intéresser de façon érotique à des hommes aussi différents.
Ensuite, Benjamin Griveaux et Piotr Pavlenski ont tous les deux un intérêt certain pour la politique et une activité intense dans ce domaine, mais dans des positions et des postures radicalement hétérogènes, évidemment. Et Alexandra de Taddeo, brillante étudiante en Droit et en Sciences Politiques, a été leur passerelle. A-t-il éventuellement émergé, en prime, une jalousie pathologique rétroactive ou une jalousie délirante, en plus de la rivalité anticipée, chez Piotr Pavlenski pour Benjamin Griveaux ?
Un autre point en commun c’est que tous les deux se sont retrouvés dans une affaire de double exhibition “artistique”, mêlant sexualité, violence et politique. D’un côté, il y a Benjamin Griveaux, Député de La République En Marche, ancien Porte-parole auprès du Ministre sous Macron, marié, plus âgé qu’Alexandra et Piotr, père de famille, occupant la place du pouvoir et de la maîtrise mais aussi de “l’art” visuel. Car il ne s’est pas limité à profiter d’une infidélité — que d’ailleurs personne ne lui reproche, à part peut-être sa femme —mais il est allé exhiber son pénis en érection par le biais d’une vidéo. Il est passé, par ce média de la sexualité, à “l’art érotique” voire à la pornographie, et cela même si cette vidéo avait vocation à rester limitée à ce qu’on appelle la sphère privée ou la vie intime.
Le problème est que si un homme se filme en train de se masturber et envoie la vidéo à une femme qu’il connaît à peine, ou avec qui il maintient une relation clandestine, il ne s’agit plus de sa vie intime. Il s’agit désormais d’un acte exhibitionniste qui, comme tel, fait intervenir un tiers réel ou supposé. En effet, lorsque quelqu’un fait intervenir une caméra, ou un enregistrement audio, dans la sphère privée du lit sexuel, il la fait inévitablement sortir, au moins potentiellement, vers le domaine public. Par l’intermédiaire de ce média, il passe inévitablement de la sexualité intime à l’exhibition sexuelle.
A cet égard, deux personnes qui commettent un acte sexuel dans un parc public derrière les buissons, peuvent penser créer une sphère privée. Car, après tout, il s’agit d’un acte entre deux personnes seulement qui ne regarde personne d’autre. Sauf que, justement, le domaine étant public, il y a bien un regard, au moins supposé mais parfois réel, pouvant intervenir à tout moment. Dans ce cas, la sphère privée ou intime perd automatiquement sa valeur pour se convertir en un acte potentiellement exhibitionniste. Et dans ces affaires, la question de l’intention n’est pas dominante.
Filmer, c’est bien plus qu’une intention. Car comme, disait Marshall McLuhan, le média est déjà en soi le message. « In a culture like ours, long accustomed to splitting and dividing all things as a means of control, it is sometimes a bit of a shock to be reminded that, in opera- tional and practical fact, the medium is the message. This is merely to say that the personal and social consequences of any medium—that is, of any extension of our- selves—result from the new scale that is introduced into our affairs by each exten- sion of ourselves, or by any new technology. Thus, with automation, for example, the new patterns of human association tend to eliminate jobs it is true. That is the negative result. Positively, automation creates roles for people, which is to say depth of involvement in their work and human association that our preceding me- chanical technology had destroyed » (McLuhan, 1964). L’utilisation du média, comme la télévision, internet ou la vidéo, modifie considérablement le sujet dans sa relation à l’Autre faisant basculer l’intimité vers le regard d’un tiers, la caméra. Celle-ci fait immédiatement intervenir la question de voir et d’être vu ou d’être entendu par d’autres, à n’importe quel moment et pour n’importe quel usage (Bonnet, 2005).
D’ailleurs, Alexandra de Taddeo le sait probablement très bien car « les nouvelles technologies, et les dérives qu’elles permettent, sont en tout cas un de ses sujets d’étude. Au printemps 2019, Alexandra de Taddeo a participé à un concours organisé par la revue Curiosités juridiques portant sur la série « Black Mirror » telle qu’elle serait “vue par la Cour européenne des droits de l’homme”. Le premier épisode de cette série britannique à succès met en scène un Premier ministre obligé à diffuser en mondovision ses ébats avec une truie » (Laurent Valdiguié et Étienne Girard, le 19 février 2020).
C’est à partir de la conscience de soi que le sujet devient objet pour soi-même puisque, pour qu’il puisse se penser à soi-même (parler de lui, faire parler de lui ou être vu par exemple, etc.), il a besoin de se représenter. Et la représentation est toujours la fonction d’un objet comme une image (Hegel, 1807) ou comme une photo, une vidéo. Dans le cas présent, la représentation que la vidéo apporte change tout. Elle produit une discontinuité importante dans la représentation de Benjamin Griveaux. Sans doute, la caméra, la vidéo, est un tiers. Elle peut même exister après la mort du sujet filmé. Elle a sa vie propre et est toujours prête à exhiber l’intimité devant le spectacle du monde. Ou au moins au spectateur qui s’y intéresse. Le sujet de l’amour clandestin enregistre une vidéo pour le tiers de la vérité. Mais quel est ce tiers ?
Pourrait-on dire que ce tiers serait au fond la femme officielle de l’homme infidèle ? Ce dernier, désirerait-il inconsciemment être découvert dans ses escapades ? Ou que ça se sache plus tard, comme reconnaissance phallique pour oser l’aventure ? Jouerait-il à courir le risque d’être découvert pour augmenter le plaisir de la transgression ? En tout cas, nous savons que les amours clandestines sont délicieuses et enivrantes.
De son côté, Piotr Pavlenski, déjà intéressé par la pornographie politique depuis longtemps, fait opposer l’exhibitionnisme artistique et sexuel mais, somme toute, assez banal de Benjamin Griveaux à un autre exhibitionnisme rude, brutal, délictueux, mais divin, rare, politique, autodestructeur ou suicidaire et donc identitaire. Même Piotr Pavlenski lourdement condamné, le prix à payer pour Benjamin Griveaux est impressionnant. Et tout se passe uniquement à travers des icônes, des images, des commentaires, comme dans les “débats” histrioniques des réseaux sociaux.
Entre Benjamin Griveaux et Piotr Pavlenski, quoiqu’il arrive, le premier est déjà perdant. Car, comme dans la dialectique du Maître et de l’Esclave, celui-ci n’a plus ou presque plus rien à perdre alors que le Maître, face au destin inéluctable, a tout à perdre (Hegel, 1807). Et c’est à cet endroit qu’intervient l’historique qui motive la colère de Piotr Pavlenski contre Benjamin Griveaux. Tandis que la France bat en retraite ou s’habille en jaune comme les condamnés des autodafés, les grivois En marche semblent jouir de cette situation, s’insultent, se trompent mutuellement, se moquent du peuple et risquent de faire de la politique une imposture. Benjamin Griveaux représente cela et plus pour Piotr Pavlenski. Mais revenons maintenant à la position subjective de celui-ci.
Lorsque Piotr Pavlenski fait intervenir son corps, ce n’est apparemment pas dans un but de conversion de l’angoisse. Mais pour accomplir un but supplétif assez dangereux pour lui. Il s’agit d’une suppléance identitaire — pathologique donc — appliquée a son propre corps, comme faisaient les Femen historiques et notamment Oksana Chatchko qui a terminé par un suicide (Arce Ross, 2018). Par exemple, lorsqu’il se coud les lèvres pour soutenir les filles du Pussy Riot. Ou lorsqu’il cloue ses testicules sur le pavé, selon lui, comme une « métaphore de l’apathie, de l’indifférence et du fatalisme politique dans la société contemporaine, habituée à rester le cul assis devant la télé » (Girard, le 11 octobre 2016).
Un autre élément identitaire est aussi présent dans son rapport à l’iconologie centrée sur son corps, à la mode d’Oksana Chatchko (Arce Ross, 2018). Ceci est visible dans le rapport à la photographie de son corps dénonçant l’injustice du monde, mais aussi dans la dénonciation de la vidéo par où s’exprime l’exhibition sexuelle de Benjamin Griveaux.
Du coup, il présente un mélange de positionnement hystérique, sous une modalité histrionique, d’un côté, et de jouissance identitaire, d’un autre côté.
Tous ses actes sexidentitaires sont publics, politiques, violents, notamment autodestructeurs, ce qui fait craindre à la préparation inconsciente chez lui d’un suicide public sous la version que j’appelle du terme de suicide identitaire.
La Jouissance identitaire, une nouvelle psychopathologie
Mais si Piotr Pavlenski n’est hystérique qu’en surface. Comment le situer de façon plus classique alors qu’il présente aussi de traits clairement pervers et psychotiques ?
Prenons alors le fait que un psychotique peut se stabiliser grâce à des suppléances névrotiques. Elles peuvent donc être obsessionnelles, phobiques ou hystériques. Comme également un psychotique peut se stabiliser par des traits pervers, même si dans ce cas le terme de stabilisation n’est pas le meilleur pour décrire l’état en question.
Si nous prenons cette question d’une composition triadique de la psychopathologie classique en un seul sujet, nous serions en train de faire référence à ce que j’appelle les phénomènes translimites.
Et c’est plutôt par là que nous pouvons avoir accès à une nouvelle psychopathologie que j’appelle du terme de jouissance identitaire. Cette néopsychopathologie comporte, comme les phénomènes translimites, névrose-psychose-perversion tout en allant au-delà.
La Question macropsychique
Il ne s’agit pas d’un cas clinique, disons, ontopsychique mais plutôt macropsychique. Si Piotr est un sujet traversé par ses propres tourments, il semble s’agir pourtant d’un cas clinique de ce que j’appelle le macropsychisme ou la macropsychopathologie.
Violence, sexualité et idéologie
Comme certains justiciers du sociétal et beaucoup d’extrémistes (islamistes, de droite, de gauche, genristes, etc.), Piotr Pavlenski semble présenter des troubles qui relient violence, sexualité et idéologie (plus précisément, idéologie politique) sous la forme d’un profond ressentiment. Cela est le premier élément. De taille.
L’Identité victime
Ensuite, il se fait La victime qui souffre pour toutes les autres et conteste, montre plus que démontre, sur son propre corps les stigmates de cette infâme injustice. La question visuelle, le donner à voir, la mise en scène, le spectaculaire, le surprenant… relié à la déchéance ou à la faillite finale, comme dans l’anorexie grave ou dans la grande hystérie classique, est primordial.
L’Art brut corporel
Ce rapport charnel avec des événements de corps en souffrance, saignants, violemment attachés, criant à l’estomac du monde une gêne et une gerbe à peine contenue, se configure comme un art en soi-même, comme une suppléance artistique qui néanmoins rate. Et elle rate parce qu’elle s’exerce sur le corps même du sujet et non pas sur un objet extérieur, comme le font l’immense majorité des artistes d’habitude.
L’Identité-écran
Mais il y a aussi la question de l’identité qui est à distinguer des identifications. Il se couvre entièrement d’une image-écran qui vient se substituer à son identité réelle ou de départ. C’est autour de cela qui se déploieront ses actions militantes et son art brut incarné. L’identité-écran anticipe efficacement tous les dilemmes ou les conflits éventuellement possibles, au point qu’ils perdent de leur substance. Et nous voilà face à un sujet sans conflits, mais avec une Vérité incommensurable qui anime désormais son corps.
Ces traits rapidement décrits situent une partie de la jouissance identitaire.
La Forclusion de l’identité réelle
Le sujet qui vient à incarner la jouissance identitaire d’une époque, tout en radicalisant son action charnelle, risque de nier, de supprimer, de rejeter son identité réelle.
Une telle forclusion de l’identité réelle est rapidement compensée par la création d’un personnage fictif. Se présentant comme une suppléance à la forclusion de l’identité réelle, ce personnage aurait la fonction de voiler un profond vide affectif producteur d’angoisses anomiques. De plus, le personnage fictif apporte un au-delà de plaisir insoupçonné. L’identité-écran ainsi créée se substitue à la personnalité, comme un masque qu’on ne peut plus quitter sous peine de se désintégrer devant le vide.
La problématique de la jouissance identitaire est celle où le sujet croit qu’il peut construire sa propre identité. Il y croit vraiment. Inévitablement, cela se produit sur les décombres d’une forclusion de l’identité réelle que l’on ne peut rejeter que partiellement. Et c’est cela qui est profondément pathologique et qui est une impasse autodestructrice et, in fine, suicidaire pour le sujet. On ne peut pas se construire une autre identité que celle qu’on a reçu sous peine de glisser sur la pente identitaire.
Dans un livre à paraître en 2020, je dis ceci à propos de l’identité réelle. « Si l’identité, qui est Une, ni normale ni pathologique, ne peut être choisie c’est parce qu’elle dépend de la préhistoire de notre vie, des liens généalogiques, des origines archéogénétiques même. L’identité nous est donnée. En revanche, l’identitaire, on se le fabrique pour avoir l’impression d’appartenir à une multiplicité de collectifs communautarisés et on se l’applique de manière forcée. En outre, ce processus va bien plus loin que les simples identifications » (Arce Ross, 2020).
Ce collectif d’appartenance identitaire se retrouve dans l’espace public de l’exhibition, voire de la sexhibition, non seulement dans le spectacle noir dramatique et dans la composition macropsychique de l’identité-écran mais aussi bien dans le suicide public. Notons, pour l’instant, que le suicide public est forcément anomique et identitaire. Nous visualisons cela au moins depuis les années 70.
Clinique paradoxale du macropsychisme identitaire
Le Paradoxe de la suppléance forclose
L’un des équilibres vitaux qu’il s’agit en permanence de rétablir et de renforcer c’est la non-équivalence entre désir et jouissance, entre demande et satisfaction, entre plaisir et douleur, entre désir et amour, entre homme et femme, entre adultes et enfants et ainsi de suite. Cela tient à un réel qui s’impose en-deçà et au-delà de toute réalité humaine, comme le réel de l’absence du rapport sexuel ou comme le réel de la non-équivalence entre homme et femme par exemple. Le problème proprement macropsychique est que, depuis les années 60, nous observons des confusions identitaires qui tentent d’éliminer magiquement, “artistiquement”, le non-rapport sexuel ou la non-équivalence homme-femme.
Nous pouvons déduire que, d’une certaine façon, Lacan percevait déjà cette tendance à l’oeuvre dans les années 70. En effet, en 1976, Lacan situe le symptôme central de Joyce comme étant « fait de la carence propre au rapport sexuel » (Lacan, 1975-1976, p. 70). À cela, on sait que celui-ci répond par la création d’une suppléance grâce à l’écriture, par la création d’un sinthome grâce à l’art, ceci parce que, selon Lacan, « dans la mesure où il y a sinthome, il n’y a pas d’équivalence sexuelle » (Lacan, 1975-1976, p. 101). La suppléance veut dire que l’autre sexe, vis-à-vis duquel on ne peut pas avoir d’équivalence, se supporte du sinthome. Autrement dit, « le sinthome, c’est très précisément le sexe auquel je n’appartiens pas, c’est-à-dire une femme [et] il se caractérise justement de la non-équivalence » (Lacan, 1975-1976, p. 101), donc de la non-équivalence entre homme et femme.
Le réel, qu’aucun art et qu’aucune pornographie — y compris celle médicale sous une quelconque version hormonale ou plastique — ne pourrait apporter, est le fait qu’aucun homme ne peut jouir comme une femme, sauf peut-être le mystique. Cependant, le moment macropsychique de notre époque veut malgré tout faire exister une idéologie identitaire qui nie et gomme le réel du non-rapport sexuel et le réel de la non-équivalence homme-femme. En ce sens, qu’est-ce qui se passe lorsque, de manière idéologique et communautaire, on cherche à forclore cette suppléance sinthomatique de la non-équivalence entre homme et femme par exemple ?
Le premier paradoxe de notre clinique du macropsychique tient alors au fait qu’au lieu de créer une suppléance à la forclusion, on force l’existence d’une forclusion de la suppléance. Nous arrivons à une situation où le sujet du lien de civilisation devient partiellement forclos et on tente de le remplacer par une idéologie qui nie le réel. C’est le « oui, mais… » du fantasme pervers à une échelle macropsychique. Devant cet état de fait, nous sommes bien obligés d’opérer, à contre courant, une restauration de la suppléance primaire, laquelle se situe dans le domaine de l’amour, de la pacification, de la Loi et de la non-équivalence entre homme et femme.
Le Paradoxe de la politique comme domaine de l’exhibitionnisme violent
En tant que plaque tournante et en tant que cercle discursif permanent du spectacle violent et pathétique du monde, la politique est la dimension privilégiée de la psychopathologie macropsychique. C’est pour cela que Piotr Pavlenski a vraiment raison de créer le concept de « porno-politique ». En cela et je parle seulement du concept sans les passages à l’acte, il est attachant, candide, angélical et suffisamment christique. Le problème, évidemment, est qu’il ne se cantonne pas au niveau de la création de discours critiques, d’objets artistiques ou d’événements flash mais fictifs. Le personnage Piotr Pavlenski entre lui-même, en incarnant à travers sa propre flagellation et malheureusement quelques actes illégaux et sensationnels, dans le « porno-politique » ou le sexhibitionnisme.
Hyper-idéaliste passionné comme tant d’autres Justiciers du sociétal ou fanatiques d’une Juste cause, Piotr Pavlenski monte en spectacle charnel la violence en provenance d’un domaine politique qui ne cesse de dysfonctionner. C’est-à-dire qu’il s’agit d’une violence dont le lien de civilisation est l’objet de par la forclusion que l’on opère sur les évidences naturelles.
De la même façon que l’amour est une suppléance à la forclusion du rapport sexuel, la politique est en principe une suppléance à la violence. Sauf que dans ce siècle, le vécu de l’amour se trouve phagocyté par le sexe, et la politique, dominée par la violence. Dominée par les tentations d’une jouissance exhibitionniste et par la consommation violente du pouvoir, la suppléance politique rate son effet et donc la solidité de son noeud pour cause de l’idéologie identitaire. Depuis longtemps, les politiques sont devenus les victimes de cette situation au point que l’on peut se demander comment se fait-il qu’il y a des gens voulant encore entrer en politique.
Le Paradoxe de la dévalorisation et du retour violent du père
Avec l’avénement des multiples vagues de féminisme d’abord et de panféminisme ensuite, en association avec la disparition ou la dévalorisation graduelle de la figure paternelle et l’éducation hyperpermissive, l’enfant du siècle entre dans un profond ressentiment qui se modifie en son contraire. C’est-à-dire en une sorte de fierté hypermasochiste dans laquelle il vient à égaler et même à remplacer le phallus paternel, mais sans pouvoir presque se servir de la fonction paternelle (Lacan, 1975-1976 ; Gilles Lipovetsky, 1983). Il est le petit père désormais, mais un père du vide avec un masque identitaire rempli d’un surmoi jouissif, intolérant et féroce.
L’une des conséquences de ce vide de père — et c’est là le troisième paradoxe du processus macropsychopathologique ayant lieu entre la fin du XXème siècle et le début du XXIème — est le culte et les impératifs de la célébrité anomique. Ce que l’on appelle la société est aujourd’hui un kaléidoscope de realities shows d’où le père est rejeté. À savoir que la violence devient art et celle-ci devient à son tour une marchandise idéologique pour militants anti-système, des militants de la justice sociétale réclamant une société idéologique.
Comment l’amour, l’amitié, la famille, ont été remplacés par l’amour idéologique, l’amitié idéologique et la famille idéologique ? Celle-ci est une question en souffrance derrière le rideau de l’hyper-spectacle identitaire. Car elle indique l’ombre où se trouve, de plus en plus agissant, le vide du père.
Un élément subsidiaire à ce vide paternel, par où les angoisses anomiques se transforment en suppléance artistique violente, serait la véritable fascination que le segment idéologique de la population éprouve pour les stars christiques exhibant leurs plaies devant le spectacle du monde.
Ces stars christiques, illuminées d’une Vérité presque religieuse, attirent les identifications identitaires et les adhérences anomiques de toute sorte, véhiculant en même temps une hystérisation très étendue du lien social. Le communautarisme qui s’en dégage fait que la fascination hystérique généralisée dégénère parfois en explosions de violence verbale et agie contre les emblèmes du lien de civilisation.
À trop vouloir supprimer le père et écarter sa fonction symbolique, forcément masculine, on le reçoit par retour en pleine figure sous les espèces d’une rétorsion féroce.
Le Paradoxe de l’esthétique par la violence ou par l’abject
Un attentat terroriste peut-il être esthétique ? L’artiste peut-il, ou doit-il, pour être crédible, représenter en direct les images vidéo d’un viol réel, d’un acte sexuel avec un cadavre, d’un suicide, d’un assassinat ? Est-ce artistique de filmer quelqu’un en train de frapper à sang une femme, une personne âgée, un enfant ? Est-ce un divertissement ou un processus créatif s’enregistrer en train de se faire des scarifications ou de se masturber, de vomir, saigner, blesser, brûler, flageller, torturer, mutiler, castrer, exciser, pour présenter cela à quelqu’un ou au public ? Où est la limite pour la création et l’expression lorsqu’il s’agit d’aborder l’art par la violence ou par l’abject ? Le militantisme politique ou l’expression protestataire justifient-ils l’usage de l’art par la violence ou par l’abject ?
Ces dernières décennies, plusieurs auteurs se sont intéressés à étudier l’esthétique du terrorisme et de ces réflexions, nous pouvons souligner deux notions fortes qui ont à voir avec l’hyper-réel et avec l’hyper-sensible. Pour étudier les représentations de la violence, Robert Appelbaum a repris l’idée du terrorisme comme un objet esthétique de l’hyper-réalité, au sens de Jean Baudrillard (Appelbaum, 2017). Pour sa part, Emmanouil Aretoulakis prend en compte la question de l’hyper-sensibilité comme réaction à l’hyper-réalité du phénomène terroriste. Il considère que l’esthétique du terrorisme « ne repose pas nécessairement sur la question de la beauté ou de la représentation artistique, mais est plus largement définie comme une expérience esthétique comprise comme une perception sensorielle » (Aretoulakis, 2008). Les deux termes de l’hyper-réel et de l’hyper-sensible rejoignent de manière surprenante, mais dans le domaine de l’art, ma définition de ce que j’appelle les facteurs rouges comme étant ces condensés macropsychiques de la violence avec la sexualité, du début du XIXème siècle à nous jours.
Concernant l’abject du corporel dans sa relation avec l’exhibition de la déchéance de la vie et de la sexualité violente, nous avons aussi quelques exemples “artistiques”. Ainsi, lors des années SIDA, il a eu lieu, en 1993, une exposition sur l’art de l’abject au Whitney Museum of American Art, de New York, sur le thème « Abject Art: Repulsion and Desire in American Art » (Cotter, 1993). Une partie de cette exposition a été consacrée au « Sujet du viol » où il s’agissait de représenter les abus sexuels « sans ambiguïté » (Cotter, 1993).
On peut parler de l’art de l’abject à partir d’un travail de Julia Kristeva sur le pouvoir que l’horreur peut avoir en nous. Pour Kristeva, l’abject est quelque chose qui n’est ni sujet ni objet, qui n’est pas la névrose même si on le voit dans la phobie et dans la psychose (Kristeva, 1983). Partant de l’exposition de 1993 à New York, l’art de l’abject peut désigner « l’art basé sur l’image du corps humain, mais spécifiquement le corps fragmenté et pourri ou représenté par l’une de ses fonctions socialement moins présentables (les images scatologiques abondent dans ce spectacle) » (Cotter, 1993).Un tel art de l’extrême corporel, concerne l’idée de répulsion, de décadence, de déchéance et de corruption du corps, comme si l’art était enseigné dans un institut médico-légal.
Nous savons que malgré que l’architecture contemporaine tend à être de plus en plus transparente, surprenante et belle à regarder de l’extérieur, elle continue encore à nous présentifier la douleur (Lacan, 1959-1960, p. 74). Nous vivons encore et toujours dans le triomphe et la fierté de la laideur et de l’horreur décadente du corps (Eco, 2007). Ce qui réveille les pulsions les plus basses devrait être représenté, présenté, montré, dans une sorte d’art du lourd, du mortifère, du grotesque, de la laideur, du malsain, de l’anormal, du pathologique, du maladif…
Dans notre siècle occidental, malgré les avancées technologiques et la beauté des appareils de communication, l’humain n’évolue pas, car ce qui choque, ce qui est repoussant ou infernal est toujours et encore perçu comme fascinant (Lipovetsky, 2013). Comme si l’humain technicisé faisait un retour contrarié, un retour effaré, vers les bases fossilisées de l’archéogénétique.
Dans l’art audiovisuel, photographique ou cinématographique contemporain, la violence et le crime sont censés exister surtout en termes de leur capacité à éveiller l’hyper-sensibilité émotionnelle du spectateur. L’émotion et l’affect que ils dégagent sont immédiatement appréciés, à condition néanmoins qu’ils soient véhiculés avec une valeur de monstration hyperréaliste. Cette valeur, faisant appel à la pulsion scopique brute voire aux éléments archéogénétiques de la pulsion scopique, est plus facilement obtenue lorsque la mise en scène se rapproche le plus possible du réel de l’incarnation. L’art abject, l’art répulsif, l’art violent sont alors devenus des formes charnelles de l’expression créative, au point que la création se réduit presque à une transposition de la douleur, du dégoût et de la souffrance dans le corps de l’artiste.
Pour revenir à Piotr Pavlenksi, le problème qui se présente avec ses “oeuvres” c’est que, selon mes propres termes, l’art par la violence et l’art par l’abject, toujours en association avec le sexhibitionnisme, peuvent être considérés comme un art brut incorporé ou comme un art brut incarné lorsqu’ils sont appliqués au corps vivant. C’est cela, à mon avis, la très grande violence faite non seulement au spectateur mais à l’art lui-même.
Lorsque quelqu’un crée une “œuvre” d’art par la violence ou par l’abject, tout en l’incarnant dans son propre corps, ou dans celui d’autrui, et même s’il s’agit d’une critique ou d’une protestation, il produit inévitablement une apologie de la violence et de l’abject. Ceci est donc notre quatrième paradoxe dans la clinique du macropsychisme identitaire.
Ce paradoxe de l’esthétique par la violence et par l’abject montre que le sujet identitaire fanatisé se trouve dans un mariage diabolique avec une puissante tendance au suicide public. Nous observons cette modalité du suicide par exemple dans les cas des torches humaines sur les places publiques.
Le sadomasochisme sexuel appliqué à l’exhibition de l’art par la violence ou par l’abject, couplé à des angoisses anomiques et soumis à une idéologie victimaire et justicière, risque de se radicaliser en suicide identitaire.
Le Paradoxe de la pitié de soi
Le paradoxe de la pitié de soi est présente souvent chez le sujet sexidentitaire, que ce soit dans la version des sexhibitionnistes par la violence ou par l’abject, que ce soit dans celle des hystériques de la justice sociétale. Dans les deux cas, malgré les apparences, ils ne sont pas indulgents avec eux-mêmes. Ni avec ces autres qui ont le malheur d’être différents d’eux. Le sujet sexidentitaire, notamment celui hystérique de la justice sociétale, passe rapidement à haïr, à insulter, à persécuter, à bannir ou à faire taire ceux qui ne s’accordent pas avec ses idéologies. En fait, il hait aussi la réalité elle-même, lorsqu’elle ne s’accorde pas à ses chimères ou illusions. Et le problème c’est que la réalité a ceci d’embêtant qu’elle s’accorde très rarement aux illusions du justicier hystérique. Il est donc condamné à demeurer dans une position complaisante de profonde pitié de soi.
Au sujet dépendant d’une position de victime sociétale transformée en position permanente de pitié de soi, il se présente à lui rapidement, de manière déplacée et inversée, la possibilité de réaliser malgré tout la jouissance qu’il veut obtenir sans effort. Comme si ce qu’il considère son désir, qui n’est au fond qu’une volonté de jouissance, était un droit inconditionnel. Alors, il exige, il hurle, il se fait du mauvais sang et provoque le monde entier pour obtenir un apaisement impossible à satisfaire. Il lui reste cependant un rapport hyper-privilégié avec cet Autre ennemi qu’il s’est choisi. Il lui reste la hargne, le ressentiment, la colère, le mépris, le désir de vengeance, les fantasmes de victoire et de meurtre psychologique de l’Autre méchant.
Il se coupe du savoir et de l’échange équilibré, logique et rationnel, pour, coûte que coûte, tenter d’obtenir une vérité émotionnelle, une vérité idéologique. Mais, à la fin, ça lui coûte beaucoup plus à lui-même qu’à celui à qu’il a déclaré son inimitié. Probablement, cet Autre privilégié dans la haine devient pour le sujet un écran de projection de ce qu’il aurait à reprocher à un père absent ou profondément défaillant. La force négative et haineuse de la pitié de soi qui s’en dégage fait malheureusement retour sur lui, ce qui alimente en interne la même pitié de soi. Et il ne perçoit pas la partie positive de la pitié de soi, de l’indulgence et de l’humilité nécessaires devant les circuits inespérés du destin. Cela veut dire qu’il choisit de ne pas être véritablement indulgent avec lui-même, qu’il passe son temps à s’en vouloir de souffrir une vie qu’il ne mérite pas. Et à pleurer artistiquement dans le coin sombre d’une cave délabrée.
Ce nouveau paradoxe se comprend mieux si on considère que, partant d’une pitié de soi mal placée, le sujet parvient à perdre toute capacité pour avoir de la pitié de soi et pour être indulgent avec le désir qui l’anime. Le paradoxe de la pitié de soi du justicier identitaire du sociétal montre qu’il lui est impossible de faire en sorte que la jouissance condescende au désir (Lacan, 1962-1963). Cette pitié de soi excessive et idéologique l’empêche de chercher la jouissance dans l’amour, là où elle pourrait condescendre au désir, pour trouver paradoxalement une jouissance dans la haine, là où il lui est impossible de condescendre au désir.
Tant qu’il insiste sur cette pitié de soi victimiste, idéologique, identitaire et donc facilement haineuse, le justicier du sociétal est donc condamné à l’insatisfaction permanente.
Questions à reprendre pour cause de Work in process…
Bibliographie
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