German ARCE ROSS, Paris, 1994.
Rapport présenté le 10 juillet 1994 dans la VIIIème Rencontre Internationale du Champ freudien, sous le titre « Passer à un savoir nouveau dans le réel de l’amour », Paris.
Référence bibliographique : ARCE ROSS, German, « Amour nouveau et fin d’analyse » [1994], Nouvelle psychopathologie et psychanalyse. PsychanalyseVideoBlog.com, Paris, 2012.
Dès l’entrée en analyse, il s’instaure une opposition entre le dire et la vérité.[1] Le dire, qui prend source de la supposition de savoir, butte forcément, tôt ou tard, sur l’impossibilité à dire toute la vérité. Cette opposition logique entre le dire et la vérité, dont parle Lacan dans « l’Étourdit »[2], donne le cadre de l’élément de savoir qui va se dégager pour forcer un passage dans le réel.
Nous pouvons définir ce moment comme logiquement antérieur à la conclusion de l’analyse, moment où « ce que le dit a de véritable » — à savoir qu’il « n’est pas de la dit-mension de la vérité » mais en appelle néanmoins au réel[3] — s’impose à ce que de la vérité n’est qu’un mi-dire.
S’il s’agit par exemple d’une recherche de la vérité de l’amour, le « véritable du dit » doit se référer à ce qui ne fait pas partie de l’illusion de la demande d’amour, c’est dire à un impossible, à un réel de l’amour.
Lorsque la série des dits de l’analysant rencontre l’impossibilité de se traduire en termes de vérité (car il n’y a pas de vrai sur le vrai), le dire de l’amour peut se transformer en termes de savoir[4] par la médiation d’un acte.
Nous savons que si le réel, ou impossible, s’énonce d’un « il n’y a pas de rapport sexuel », alors l’acte dont il s’agit est une façon de faire que l’amour vienne suppléer la non-existence de ce rapport. Mais cet amour dont on parle a-t-il une incidence imaginaire, symbolique ou réelle ?
Clinique de l’amour
Le terme amour possède une connotation ambigüe et paradoxale en psychanalyse car, tout en ayant la signification de la tromperie, du rapport illusoire narcissique et de supposition de savoir, il supporte aussi la substance de l’analyse, en tant qu’il est transfert mais aussi, et surtout, en tant qu’il est, au moins en partie, la chose même qui est analysée.
Nous avons ainsi trois aspects distincts de la présence active de l’amour dans la cure analytique.
Premièrement, l’amour représente un obstacle à la cure dans le sens où la supposition de savoir, laquelle ne va pas sans attachement amoureux à l’Autre, est un mouvement opposé à celui du désir de savoir. D’où, les effets de névrose de transfert, réaction thérapeutique négative ou, simplement, amour de savoir.
Deuxièmement, l’amour est le moyen par lequel s’installe le travail de transfert et tout ce qu’il comporte du procès de permanence en cure : dès la plainte formulée dans la demande initiale jusqu’à la chute et transformation du sujet supposé savoir, en passant par l’élaboration du désir « d’un objet, non d’un sujet »[5].
Mais l’amour n’est pas seulement obstacle et moyen du procès analytique car il est défini aussi comme étant l’essence même de la chose analysée, ainsi que le résultat de ce que l’on attend de l’analyse[6]. Dans ce « changement produit par l’analyse », il ne s’agirait ni du registre imaginaire de l’amour ni de sa fonction symbolique, mais de sa corrélation avec le réel de la structure.
Ce dernier aspect nous permet d’élaborer une classification de ce qui serait une clinique de l’amour. Dans ce sens que l’on ne peut pas parler d’un seul type d’amour. Il y en a plusieurs.
Selon qu’il se mette en relation avec les deux voies possibles de détermination du sujet, à savoir par le signifiant et par l’objet a, selon la modalité de l’instance paternelle et des objets d’identification (moi idéal, Idéal du moi, objet a), l’amour pourra représenter des rubriques cliniques différentes, aussi bien dans la névrose que dans la psychose.
Aussi, selon le moment d’avancement du travail analytique, il y aurait au moins deux types d’amour : celui de l’entrée en analyse (déterminé par la structure de l’analysant) et celui de la conclusion (déterminé non seulement par la structure du sujet mais aussi par l’opération particulière de fin d’analyse).
L’amour de l’entrée en analyse se soutiendrait d’une supposition de savoir, en accord avec la structure du sujet et de sa demande. Ensuite, pendant la cure, il doit bien avoir un glissement progressif où le noyau de l’amour, à savoir ce qui est logiquement inclus dans la supposition de savoir, atteint un produit nouveau.
La difficulté se trouve lorsque l’on veut donner un adjectif à cet amour nouveau. Les postfreudiens l’appellent: « génital », « adulte », « adapté », « normal »… Mais ce que Lacan propose se distingue radicalement de ces attributs.
Lacan fait de l’amour final un sans limite, un au-delà de la loi. C’est dire quelque chose de radical, où l’exacerbation de l’opposition entre transfert positif et négatif est à son comble. A savoir, que « mieux l’analyste sera analysé, plus il sera possible qu’il soit franchement amoureux, ou franchement en état d’aversion, de répulsion, sur les modes les plus élémentaires du rapport entre eux, par rapport à son partenaire », comme il soutient dans le Séminaire sur le Transfert[7]. Disons rapidement que, dans ce cas-là, l’amour est véhiculé selon les positions et les voies que le désir de l’analyste crée.
Le Réel de l’amour
Le premier enseignement de Lacan, celui qui se situe en-deçà de ce que nous pouvons appeler le tournant des années 64-69[8], celui qui va des Quatre concepts aux quatre discours, s’évertue à critiquer tout le foisonnement du bavardage postfreudien sur l’amour ; et pour cela, il est obligé de souligner le fondement narcissique et imaginaire de l’amour, même si cela semble opérer son ravalement. Cependant, après les premiers séminaires, où il était question de distinguer l’amour imaginaire du don actif symbolique, et notamment à partir du Séminaire XI le concept d’un amour infini se dessine.
Après la Proposition sur le psychanalyste de l’École, « ce dont il s’agit, c’est de ce qu’il a à savoir » car, par le procès de l’analyse, « il a rejeté l’être qui ne savait pas la cause de son fantasme, au moment même où enfin ce savoir supposé, il l’est devenu »[9].
Dans l’intervalle de ce virage de l’enseignement lacanien, il nous est montré l’accent qu’il faut donner au savoir que l’on peut extraire ou construire au moment où l’analysant passe à l’analyste. Et que dans ce passage, il y a une transformation de ce qui conditionne la position de l’amour, à savoir un cheminement qui va de la supposition à l’identification d’un désir particulier, supporté par l’horreur du manque de l’Autre. Dans ce sens, comme le dit Lacan dans RSI, « s’il y a un Autre réel, il n’est pas ailleurs que dans le noeud même, et c’est en cela qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre. […] Identifiez-vous au réel de l’Autre réel, vous obtenez ce que j’ai indiqué du Nom-du-Père, où Freud désigne ce que l’identification a à faire avec l’amour. »[10] Cette identification au réel de l’Autre réel, nous indique, comme il est soutenu dans une contribution pour la VIIème Rencontre, « l’amour réel — et non la tromperie, l’illusion de celui-ci ».[11]
Si dans le dispositif analytique il y a un moment où le réel touche au réel, c’est bien parce qu’il est question à l’horizon de la tâche analysante de l’Un tout seul, du « savoir du réel de l’Un tout seul »[12]. C’est dire que ce savoir dans le réel ne se rapporte plus à la supposition de savoir car sans connexion avec la batterie signifiante : S2 ◊ S1, savoir auquel on ne peut avoir accès que par l’élaboration analytique.
Cet Un tout seul représenterait pour nous le déplacement de l’amour à la place du réel, place dans laquelle l’amour pourrait être défini de façon nouvelle comme étant le rapport entre le réel et le savoir, vis-à-vis desquels il « bouche le trou »[13]. Ainsi, l’amour, non pas imaginaire ni symbolique, mais réel et en fin d’analyse devient l’accès royal pour l’invention d’un savoir digne de déterminer le réel. Cet amour final, réel et inédit serait en relation avec l’identification finale de l’analyste, produite par le deuil de l’objet a. Ce travail de deuil dont « l’analyste doit la marque porter »[14], représenterait donc le passage au désir d’inventer un savoir nouveau dans le réel de l’amour. Et c’est peut-être ce trait identificatoire, le vide de jouissance laissé par la chute de l’objet a, qui doit constituer un des points que les congénères devraient « ”savoir” trouver »[15] dans le dispositif de la passe.
Un savoir nouveau sur l’amour
Lorsque la série des dits de la tâche analysante rencontre les signifiants qui font fonction de la série, le réel, inclus au départ dans l’illusion de la demande, s’en dégage. D’où, arrêt de la série.
Comme Jacques-Alain Miller nous l’enseigne[16], la signification d’un amour sans limites, nouveau, hors du cadre de la loi, au-delà de l’Oedipe, dépend d’une double opération de soustraction de jouissance.
Il y a d’abord une traduction de la jouissance en termes signifiants. Le cours de la tâche analysante produit une réduction, ou une conversion, de la libido en signifiants, ce qui permet la production d’un savoir lequel demeure limité au cadre de la propre jouissance qui résiste au savoir.
C’est de là qui pourra s’opérer une deuxième soustraction de jouissance. Elle s’effectuera sur le reste de jouissance qui résiste, qui ne peut pas se traduire en signifiants, à savoir l’objet a. De là, il ne découle pas directement un savoir mais plutôt quelque chose qui est de l’ordre d’un non-savoir. Ce non-su, « qui s’ordonne comme le cadre du savoir »[17], représente le réel du savoir: ce qui du réel reste à savoir, mais non pas en tant que déjà là, non pas en tant que déjà articulé et en attente d’une découverte, sinon en tant qu’un savoir nouveau que l’on peut inventer dans le réel.
A partir de ce moment de fin d’analyse, ce de quoi l’on pourrait inventer un savoir c’est justement à propos de la règle du jeu de l’amour. Bien entendu, non pas de l’amour imaginaire car, dit Lacan dans Les Non-dupes errent[18], « l’imaginaire n’est pas ce qu’il y a de plus recommandé pour trouver la règle du jeu de l’amour », mais dirons-nous le réel ; ou, comme dans la « Lettre aux Italiens »[19], si de l’amour l’on met à contribution le symbolique et le réel. C’est donc à cela qui peut nous servir le discours analytique : à construire un savoir autre que celui qui n’est que supposition. Ce n’est pas tout à fait du côté de la connexion entre amour et jouissance que l’on va inventer un savoir nouveau, mais plutôt du côté de la connexion entre amour et reste de jouissance, là où l’amour rejoint le désir de savoir.
Il s’agit de l’amour pris de telle façon que l’on n’en plus affecté. Il s’agit de se détacher du passé d’un amour impregné de jouissance, pour commencer à élaborer un savoir sur comment cela est en train de passer, ou est déjà passé, dans le réel. Comme le dit Jacques-Alain Miller, « Lacan est amené à faire de l’invention d’un amour nouveau, à partir de la psychanalyse, l’équivalent de ce qu’est une invention scientifique, en tant qu’elle détermine le réel de façon nouvelle. »[20]
Le produit logique de la conclusion de l’analyse se réalise donc par la conjonction du symbolique et du réel, par un épuisement des ressources de l’imaginaire et du symbolique (dans la traversée du fantasme) et par la conjonction de la jouissance du réel avec le réel de la jouissance[21], ce qui fait une nouvelle relation entre amour et savoir sur fond de non-su.
L’amour nouveau à inventer est donc la propulsion qui donne essence au désir de savoir, dans la mesure où cet amour permet de conjoindre les produits des deux opérations de soustraction de jouissance dont fait état Jacques-Alain Miller: d’une part, le savoir su comme produit de la conversion de jouissance en signifiants (c’est dire jouissance ou détermination du réel) et, d’autre part, le non-su comme produit de l’éviction de l’objet a du champ du savoir duquel il devient le cadre (objet a en tant que réel de la jouissance).
C’est à partir de ce reste réel de jouissance, qui ne peut pas être symbolisé et qui a été soustrait hors du champ du savoir et de la loi, qu’une nouvelle articulation de savoir peut venir s’inscrire en déterminant le réel de l’amour de telle façon que celui-ci prenne une signification transfinie. C’est de là, de cette différence absolue dans l’ordre du savoir, que l’analyste portera la marque, et le désir.
Notes
1 Rapport présenté le 10 juillet 1994 dans la VIIIème Rencontre Internationale du Champ freudien.
2 Scilicet, n° 4. Seuil, 1973, Paris, p. 8.
3 Id., pp. 8-9.
4 Lacan, J. Sém: Les Non-dupes errent, inédit, séance du 18 décembre 1973.
5 Lacan, J. Sém. VIII: Le transfert, texte établi par J.-A. Miller. Seuil, 1991, Paris, p. 203.
6 Association Mondiale de Psychanalyse. Comment finissent les analyses. Seuil, 1994, Paris, p. 193.
7 Sém. VIII, p. 220.
8 Cf. les développements du Séminaire de J.-C. Razavet: Au-delà du roc de la castration, inédit, séance du 22 mai 1992.
9 Scilicet n° 1. Seuil, 1968, Paris, p. 20 et 25.
10 Ornicar? n° 5. 1975-1976, Paris, p. 35.
11 Mahjoub-Trobas, L., et al. «L’État du transfert en fin d’analyse», in: Les Stratégies du transfert. Navarin, 1992, Paris, p. 417.
12 Scilicet n° 5. Seuil, 1975, Paris, p. 6 et 8.
13 Sém. Les Non-dupes errent, inédit, séance du 18 décembre 1973.
14 Ornicar?, n° 25. Lyse-Seuil, 1982, Paris, p. 8.
15 Id.
16 Miller, J.-A., «Vers un signifiant nouveau», in: Revue de l’École de la Cause freudienne, n° 20. ECF, 1992, Paris, pp. 52-53.
17 Scilicet, n° 1, p. 14.
18 Séance du 12 mars 1974.
19 Ornicar?, n° 25, p. 10.
20 Miller, J.-A., «Vers un signifiant nouveau», Revue de l’École n° 20, p. 50.
21 Lacan, J., Les Non-dupes errent, séance du 12 mars 1974.
German ARCE ROSS. Paris, 1994.
3 Pingbacks