German ARCE ROSS. Paris, 2003, 2014.
Une première version de ce texte a été publiée sous le titre « L’Homicide altruiste de Louis Althusser », Cliniques méditerranéennes, 67. Eres, Ramonville Saint-Agne, 2003, pp. 222-238.
Altruistic homicide of Louis Althusser
In this paper, our aim is to analyze, within the biographical or autobiographical material as well as in scientific and philosophic writings of Louis Althusser, the extent of the erotic situation in triggering a manic-depressive psychosis.
From that premise, we emphasize the study of the role of an altruistic character relating to manic structure in the evolution from delirium of death to the passage to the murder act. To accomplish this, we focus on the first and the last depressives episodes that give context to the murderous act altruistically.
Dans le présent texte, nous nous proposons d’analyser, dans les documents biographiques ou autobiographiques aussi bien que dans les écrits scientifiques et philosophiques de Louis Althusser, l’étendue de la conjoncture érotique dans le déclenchement d’une psychose maniaco-dépressive.
Partant de là, nous allons notamment étudier le rôle d’un caractère altruiste appartenant à la structure maniaque dans l’évolution qui va du délire de mort vers le passage à l’acte meurtrier. Pour cela, nous nous arrêterons principalement sur le premier et le dernier des épisodes dépressifs qui donnent le cadre à l’acte meurtrier altruiste.
Au petit matin du 16 novembre 1980, alors qu’il était en permission chez lui dans le cadre d’une hospitalisation en psychiatrie pour cause d’une intense recrudescence de ses accès maniaco-dépressifs, Louis Althusser, dans un état de totale confusion mentale, étrangle sa femme sans le vouloir consciemment. Partant de documents biographiques [1] ou autobiographiques [2] aussi bien que des écrits scientifiques et philosophiques [3] de Louis Althusser, nous pouvons déceler dans la relation amoureuse à Hélène — événement qui marque l’éclosion de la fureur maniaco-dépressive —, une identification du sujet à l’objet indigne et impuissant d’amour, à savoir apparemment une identification à la mère martyre et désespérément abandonnée. Cependant, derrière cette mère mélancolisée, nous croyons plutôt démasquer une identification au père de la mort, sous les espèces de l’oncle Louis, véritable adresse de l’amour maniaque puisque seul personnage possible et puissant. Entre ces deux positions identificatoires, une relation amoureuse altruiste conduira le sujet au passage à l’acte.
On trouvera la suite de ce texte in: La Fuite des événements. Les Angoisses altruistes dans les suicides maniaco-dépressifs.
German ARCE ROSS. Paris, 2003, 2014.
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22/02/2014 at 23:21
Le Communisme délirant, la secte-à-deux et l’Un père affreusement abusif [1/2].
Est-ce que seul le communisme d’Althusser est délirant ? Ou, faut-il comprendre que, dans mon texte sur l’Homicide altruiste de Louis Althusser, le communisme en général est toujours délirant ? Que ce soit une chose ou l’autre, en quoi l’idée de l’Un père affreusement abusif peut être pertinente dans la compréhension de ce cas ? Et quel rapport cela peut-il avoir avec le modèle de relation et les conditions d’amour à l’oeuvre dans le couple d’Althusser avec Hélène ?
Pour moi, le communisme est délirant. Mais, il y a au moins deux modes de se rapporter au communisme. Il y a bien un mode normal ou névrosé qui se limite à l’aspect idéologique, c’est-à-dire à l’adhésion, à la militance et à ceux qui sont des simples suiveurs. Comme exemples de ce type d’attachement affectif et idéologique, mais non-délirant ni dangereux, au communisme, je pense à un Oscar Niemeyer (le concepteur de Brasilia) qui, tout en étant communiste, était beaucoup plus intéressé par les courbes des femmes dans l’expression de sa création architecturale que par une véritable réalisation de la communauté fraternisée. En outre, il était mû par les plaisirs simples de la vie en liberté, ce qui le préservait de sombrer dans les griffes du communisme vrai. Un autre homme semblable mais plus engagé était Georges Marchais. Il avait une personnalité remplie d’un grand sens de l’humour et, étant un personnage humanisé et hyper-émotif, s’était construit une ceinture hygiénique qui le permettait de ne pas sombrer, malgré sa place éminente au sein du Parti, dans le noyau dur du communisme délirant. C’était aussi le cas de tant des jeunes, lors des années 60 et 70, qui optaient pour cette idéologie en l’idéalisant à l’extrême, avec l’objectif de s’opposer à l’autorité de l’époque. C’était probablement l’un des effets transgénérationnels des traumatismes psychologiques de la Seconde Guerre Mondiale, ayant touché parents et enfants. Cela leur a permis de construire une contre-culture plus ou moins réussie, laquelle a créée cependant des effets pervers dans le lien social, mais ça s’est arrêté là.
En revanche, il y a un autre mode psychopathologique, celui-ci très extrême, très grave, de se rapporter au communisme. Il appartient à ceux qui frôlent ou s’insèrent dans des positions psychotiques, perverses ou qui combinent les deux. Il s’agit de trois types de sujets : les vrais idéologues, les activistes et les dirigeants bureaucratisés. Pour les vrais idéologues, qui alimentent de nouvelles constructions idéïques l’architecture délirante collective, nous avons par exemple le suicide psychologique par nihilisme maximaliste chez Antonio Gramsci (cf. « Gramsci ou le suicide de la révolution » de Augusto Del Noce, Éditions du Cerf, Paris, 2010) ou l’homicide altruiste de Louis Althusser. De la même façon qu’Althusser est venu d’un milieu très traditionaliste catholique et presque intégriste, frôlant l’extrême-droite lyonnaise, Gramsci aurait été très influencé, selon Del Noce, par Giovanni Gentile, le philosophe le plus éminent du fascisme italien, dans sa pente vers le nihilisme maximaliste du communisme (cf. Augusto Del Noce, « Giovanni Gentile. Per una interpretazione filosofica della storia contemporanea », Il Mulino, 1990). Chez les activistes, il y a la dérive terroriste solitaire ou en petit groupe armé, comme les aventures criminelles de Carlos, les crimes à Cuba et la fuite en avant suicidaire en Bolivie du Ché Guevara, Action Directe en France, la Fraction Armée Rouge en Allemagne, les Brigate Rosse en Italie, le Sentier Lumineux au Pérou, etc. Chez les dirigeants, nous avons la sexualité dépréciée et les crimes de Staline, de Mao, de Pol Pot, la vie paranoïaque de Ceausescu, le grotesque et monstrueux Kim Jong Un en Corée du Nord, etc. Les cas psychopathologiques de grande criminalité sont très nombreux. Et cela mériterait que l’on effectue une recherche plus exhaustive en psychanalyse sur ces sujets-là.
Par exemple, pour une psychopathologie des procès sociaux et politiques, nous pouvons faire référence à une étude, faite par Tatiana Safarikova (Université de Génève, 2012) sur la « Nostalgie du communisme et accessibilité des pensées liées au suicide en République Tchèque et en Russie », où elle découvre que la nostalgie du système communiste est souvent une protection psychologique contre le suicide surtout en Russie. Comme quoi, l’idéologie, voire le délire collectivisé, a la vie dure et peut même avoir une fonction de protection psychique !
Ce que le communisme délirant nous montre est la version socialisée, communautarisée, de l’Un père affreusement abusif, même si cette figure est médiatisée par la fraternité imposée des gentils camarades qui contestent le père symbolique de la vie bourgeoise. Le communisme délirant, quand il est appliqué à la réalité sociale, fait exister l’Un père réel, père dictatorial et tyrannique, à travers le père de la horde fraternelle.
S’il est posé comme délirant, c’est parce que le communisme est un suicide collectif différé. Cependant, tant qu’il n’est pas réalisé, ou si comme en URSS il parvient à sa fin, son côté idéologique utopique retrouve paradoxalement sa capacité de protection psychique contre le désespoir et même contre le suicide. Car le communisme fonctionne comme une religion, voire comme une secte élargie, en apportant une espérance spirituelle profondément ancrée chez les croyants. Celle-ci permet au sujet (individu ou collectivité) de différer la résolution de ses problèmes dans l’attente croyante du Grand Soir. C’est en cela que nous pouvons faire une analogie entre le communisme délirant avec cette modalité du couple reclus que j’appelle la secte-à-deux. Dans les deux cas, il y a une attente croyante impressionnante, une solide interdépendance enfermante qui se pose en guise de lien social, une tendance à orienter les sujets vers un suicide différé et l’émergence d’Un père affreusement abusif.
23/02/2014 at 20:16
Le Communisme délirant, la secte-à-deux et l’Un père affreusement abusif [2/2]
Pouvons-nous considérer que la cause directe du meurtre d’Hélène était sa décision de quitter Althusser ? Ceci, parce qu’il est avéré qu’en cette année 1980, à la suite de ses entretiens avec René Diatkine, elle avait un peu changé, elle était devenue moins cassante, plus patiente et, contrôlant mieux ses propres réactions, elle était parvenue à la décision de quitter Althusser. Selon lui, « elle me déclara avec une résolution qui me terrifia qu’elle ne pouvait plus vivre avec moi, que j’étais pour elle un “monstre” » (Althusser, L’Avenir dure longtemps, p. 244).
Évidemment, l’explication de la rupture définitive entre Hélène et Althusser est la première idée qui vient en tête lorsqu’on cherche une cause pour le passage à l’acte. D’autant plus, qu’en général un sujet confronté à cette situation nouvelle, surtout si déjà il ne va pas si bien que ça, peut réagir très mal, au point de voir sa vie chavirer complètement. Sauf qu’il ne faut pas analyser Althusser selon la logique du névrosé. Pour mieux le comprendre, il faut suivre au contraire la logique du psychotique. Un sujet névrosé peut devenir momentanément fou —et même tuer, in extremis, dans certains cas assez rares— devant une rupture irrévocable et irréversible. Mais, pas un psychotique. Et surtout pas un maniaco-dépressif. Pourquoi ? Parce qu’il est déjà trop habitué à ce type de cassures, indépendamment des décisions du conjoint, et, en outre, parce qu’il n’accorde pas la même valeur affective de perte que les sujets névrosés aux événements de perte et de rupture.
En effet, le transfert du PMD est surpeuplé de ruptures inopinées, sans aucun préavis. Mais aussi de retours surprenants et tout aussi désaffectés. C’est pour cela que si vous voulez travailler avec des psychotiques en psychanalyse, il faut s’y faire. On le sait. À cet égard, la relation Althusser-Hélène était remplie, faite, construite, tissée… de ruptures, départs, longues absences, disputes violentes et silences noirs, tout autant que de réconciliations abruptes voire sauvages, dans un univers clos. Ce couple reclus était donc habitué aux ruptures multiples, qui donnent un sens à ce que j’ai appelé d’abord la « secte-à-deux ».
Si je ne pense pas du tout qu’Althusser a tué Hélène pour une énième rupture, c’est pour plusieurs raisons. D’abord, parce que, comme nous venons de le dire, la modalité de leur relation de secte-à-deux était déjà scandée par ces ruptures habituelles depuis le début de leur histoire. Ensuite, parce qu’elle n’a rien fait, de façon pragmatique pour mener à bien ce projet : « elle se mit ostensiblement à chercher un logement, mais n’en trouva pas sur-le-champ » (L’Avenir…, p. 244). Finalement, parce que la décision de le quitter était bien particulière. Hélène avait décidé de le quitter sauf que ce départ il fallait l’entendre comme un départ « à jamais », c’est-à-dire que son idée à elle était carrément de quitter la vie en quittant Althusser.
En revanche, si Althusser a tué Hélène c’est bien à cause du noyau pathogène de la secte-à-deux, ou du couple reclus, à savoir le caractère altruiste de sauver Hélène, coûte que coûte. Dans sa Préface aux Lettres à Hélène, Bernard-Henri Lévy reprend d’ailleurs en 2011, dans le premier paragraphe de la page 25, la partie de mon texte, paru en 2003 aux Cliniques méditerranéennes, qui traite du terme de secte-à-deux. Il le fait selon son style, c’est-à-dire sans me citer mais en reprenant quelques unes de mes idées aussi bien que le terme de secte-à-deux. Cette attitude un peu désinvolte est peut-être le résultat de sa déconvenue concernant l’affaire Jean-Baptiste Botul (cf. La Vie sexuelle d’Emmanuel Kant, canular littéraire de Frédéric Pagès, publié aux Éditions de Minuit, en 1999, dans lequel est tombé B.-H. Lévy en le citant dans De la guerre en philosophie, Grasset, Paris, 2010).
Malgré tout, Bernard-Henri Lévy réussit à résumer en une seule phrase ce que j’avance dans mon texte sur Althusser, à savoir que « la secte-à-deux devient suicide différé » (Lettres à Hélène, p. 25). De la même façon que, dans une dimension sociale ou macro-psychique, le communisme délirant est un suicide différé. Et nous savons comment Althusser était réduit à ces deux espaces clos : le communisme délirant et la secte-à-deux du couple, lesquels espaces étaient, tous les deux, orientés vers le suicide.
À mon avis, l’élément le plus important pour le passage à l’acte vient de l’état psychologique d’Hélène et n’a pas à voir avec sa décision de rompre la relation amoureuse avec Althusser mais bien le fait que son état à elle s’est sensiblement détérioré. Et qu’elle ne pouvait plus s’en sortir toute seule. Cette angoisse en provenance d’Hélène a été insupportable pour Althusser. Or, grâce à notre clinique avec des conjoints de sujets PMD, nous savons comment et combien ces personnes souffrent dans la relation avec des patients maniaco-dépressifs. Pour y tenir, la condition est qu’ils se maintiennent à une distance prudente de la problématique maniaco-dépressive. Et ceci, non seulement pour leur bien, mais également pour le bien des leurs conjoints maniaco-dépressifs. Cependant, un tel résultat n’a pas été possible chez Hélène Rytmann, bien au contraire.
À la suite de deux événements clefs, à savoir l’opération de l’hernie hiatale en début d’année qui l’a terriblement déstabilisé ainsi que l’entrée de l’analyste d’Althusser dans son couple (enfer à trois), la secte-à-deux du couple reclus a fini par prendre un tournant désastreux avec la participation active d’Hélène. Elle prit des dispositions qui furent insupportables pour Althusser et qui consistaient à le faire vivre un terrible abandon dans sa propre présence : « elle se levait avant moi et disparaissait tout le jour. […] elle refusait et de me parler et même de me croiser : elle se réfugiait soit dans sa chambre, soit dans la cuisine, claquait les portes et m’interdisait l’entrée. Elle refusait de manger en ma compagnie. L’enfer à deux dans le huis clos d’une solitude délibérément organisée, commençait, hallucinant » (L’Avenir…, p. 244). Dans cet état de choses à l’intérieur de l’appartement et du couple reclus, Hélène est venue alors à développer une conviction inébranlable de se tuer pour échapper à l’amour d’Althusser. Le point culminant a été celui de la demande de suicide : « un jour elle me demanda tout simplement de la tuer moi-même, et ce mot, impensable et intolérable dans son horreur, me fit longtemps frémir de tout mon être » (p. 245).
Le terme que j’ai introduit de secte-à-deux, présenté pour la première fois dans ma deuxième thèse de doctorat, en 1999, est d’abord tiré de la combinaison entre la notion psychiatrique de délire à deux, le terme d’enfer à deux dans la description d’Althusser et la notion de manipulation mentale, de soumission subjective et de servitude volontaire dans le monde des sectes. Plus tard, dans mon texte de 2003, je voulais signifier par là le type de relation où une co-manipulation mentale et une extrême inter-dépendance affective s’exercent dans l’univers d’un couple reclus et enfermé en lui-même. La secte-à-deux veut dire que le suicide altruiste (et donc l’homicide altruiste) était déjà là, présent dans l’amour maniaco-dépressif. Celui-ci se défini par le fait que le sujet, et notamment Louis Althusser (et non pas Hélène Rytmann), ne peut pas supporter d’être aimé.
Comme preuve, nous avons la lettre du 25 mars 1969 à Maria-Antonietta Macciocchi (Althusser, Lettres à Hélène, Grasset/IMEC, Paris, 2011, pp. 538-539), dont Althusser a envoyé une copie à Hélène. Il dit ceci : « je fais donc appel à toi pour que tu prennes, si elles sont en ton pouvoir, les mesures nécessaires afin que tu maitrises ta passion et ses effets de sorte qu’elle (ta passion) et ils (ses effets) disparaissent totalement du champ de nos autres rapports. C’est une condition indispensable pour que je puisse accepter de te revoir. » Mais nous avons aussi la lettre du 3 mars 1980 à Hélène : « Ce n’est plus comme avant, tu ne me manques pas, mais j’attends que tu reviennes pour te prendre dans mes bras. Leloui » (p. 697).
Voilà comment il termine l’une des dernières lettres à Hélène juste avant le meurtre :
1. « Ce n’est plus comme avant… » : voudrait dire que le passé est terminé et que l’on passe à l’avenir qui dure longtemps (sans elle évidemment) ;
2. « tu ne me manques pas… » : l’absence d’Hélène, une séparation d’avec elle, une rupture… est, comme toujours, désaffectée et a-problématique, facteur blanc par excellence ;
3. « te prendre dans mes bras… » : sans aucun doute, ça veut dire serrer bien fort, comme dans l’étranglement qui s’en suit. Quand Althusser était enfant, ses camarades à l’école l’appelaient « Al-thu-sers à rien ». Maintenant, avec cette lettre, on passe d’Al-thu-sers à rien à « Al-thu-serres trop fort ! »
Le mode de secte-à-deux dans la relation du couple reclus, qui caractérise l’amour maniaque et altruiste, est alors le véritable responsable du passage à l’acte et non pas la menace du départ d’Hélène. La secte-à-deux dans le couple reclus devient ainsi progressivement, pour Louis et Hélène, une entité tyrannique équivalant à Un père affreusement abusif.