German ARCE ROSS, Paris, octobre 2013.
Pour un accès à la responsabilité, le sens d’initiative et l’autonomie de la vie adulte, l’adolescent a besoin de vivre un détachement psychique, et non pas une rupture affective, vis-à-vis de ses parents. Dans ce sens, on pourrait penser, après-coup, que l’abandon maternel lors de l’enfance a pu être un don anticipé de ce détachement nécessaire. Sauf que cet abandon est en vérité une rupture affective brutale et déstabilisante, dans la mesure où elle est faite sans préparation, sans élaboration psychique et, en outre, à un très mauvais moment car trop tôt pour l’enfant. Dans tous les cas de figure c’est une violence de part et d’autre.
Le détachement psychique des parents est nécessaire seulement s’il est progressif et, de préférence, vers la fin de l’adolescence, ce qui correspond à peu près avec les études supérieures, avec le passage à la vie professionnelle ou avec la mise en place du projet de devenir mère ou père à son tour. Ainsi, lors de l’enfance, tout abandon brutal prend la valeur pernicieuse d’un événement de rupture intersubjective. Parce qu’en contre-position de l’arrachement affectif imposé à l’enfant par l’événement de rupture, il se crée un état de profonde déception et surtout de mépris qui peut devenir durable. Curieusement, le mépris, en tant qu’affect lié à cet arrachement affectif, implique paradoxalement un attachement très fort. Et, sous certaines conditions, on finit par s’identifier aux pires traits du parent rejeté.
Dans le roman psychologique Il Disprezzo, d’Alberto Moravia, Riccardo Molteni et sa femme Emilia, alors qu’ils s’aiment, se retrouvent victimes d’un processus qui va de la simple apathie vis-à-vis de la routine, en passant par l’indifférence et les disputes, jusqu’au véritable mépris qui marquera la rupture de leur amour. Dans la spirale vertigineuse de son désamour pour Emilia qu’il a malheureusement méprisé, Riccardo vient donc là à vomir boulimiquement son propre sentiment de mépris à travers le mépris de sa femme pour lui. Dans ces événements de rupture, le sujet retrouve parfois chez l’Autre le même mépris qu’il portait secrètement d’une relation précédente et particulièrement angoissante. Ainsi, le mépris de la mère de Virginie T., qu’elle a probablement reçu de la relation avec sa mère, se retrouve chez sa fille envers elle.
Cependant, est-ce que tout acte d’abandon est toujours méprisable ? L’affect du mépris est-il toujours lui-même méprisable ? Le mépris que l’enfant ressent lors d’un abandon est-il l’équivalent du mépris du maternel que la mère éprouve avant, pendant et après la rupture de lien avec son enfant ? Doit-on entendre le mépris comme un destin possible aussi bien que comme une intériorisation boulimique de la colère ? La colère, de son côté, n’est-elle qu’un choc émotionnel et affectif où les idéaux chancellent ou peut-elle nous aider aussi à prendre un certain recul vis-à-vis du noyau abhorré ? Entre la dictature émotionnelle de la colère et le terrorisme affectif du mépris, que doit-on choisir ?
À partir du mépris à destination d’une personne qui aurait dû être importante mais qui déçoit finalement, Virginie T. est passée à mépriser toutes les femmes. Ceci, contrairement à l’idée répandue que ce sont plutôt les hommes qui abandonnent leur famille, elle s’est rendu compte, avec beaucoup d’amertume, que les mères, et donc les femmes, pouvaient abandonner leur famille elles aussi. Du coup, elles sont devenues aussi méprisables que les hommes. D’ailleurs, il faudrait aussi considérer le fait, avéré par l’expérience, que beaucoup d’hommes sont contraints d’abandonner leur famille, leurs enfants, du fait d’un agissement sournois, manipulateur, insidieux et implicite de certaines femmes qui terrorisent le lien de maternité.
Le risque, chez des sujets ayant vécu très tôt dans leur enfance le mépris maternel, est qu’ils le revivent plus tard, sous une forme inversée, dans leur vie amoureuse. Effectivement, comme Riccardo avec Emilia dans le conte de Moravia, ils peuvent retrouver dans leur vie amoureuse le processus inverse vécu avec le parent qui les a abandonné. Il s’agit d’un processus qui va de l’apathie, de l’indifférence et surtout du mépris vers les actes perfides, les colères mutuelles et le désamour. Ou alors des vicissitudes relationnelles qui partent du mépris du sujet pour revenir, avec force, par un mépris de l’Autre.
D’une façon ou d’une autre, la vie amoureuse de cet adulte, chez qui sommeille un enfant en manque d’amour maternel, risque de devenir une abnégation consacrée à maintenir encore agissante la mère du mépris.
Bibliographie :
BALZAC, Honoré de, La Femme de trente ans [1829-1842]. Gallimard, Paris, 1977.
MORAVIA, Alberto, Il Disprezzo. Bompiani, Milano, 1954.
LION-JULIN, Marie, Mères : libérez vos filles. Odile Jacob, Paris, 2008, 2010.
SIGURET, Catherine, Ma mère, ce fléau. Albien Michel, Paris, 2013.
VIRGINIE T., L’Éducation d’une handicapée sentimentale. Les Éditions du Net, 2013.
German ARCE ROSS, Paris, octobre 2013.
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