German ARCE ROSS. Paris, 2006, 2012.
Texte publié sous le titre « Le Nouvel Ordre de l’intime. À propos de “la Transformation de l’intimité. Sexualité, amour et érotisme dans les sociétés modernes” d’Anthony Giddens », Évolution psychiatrique, Vol. 71, 3, Elsevier, Paris, 2006, pp. 592-598.
Référence bibliographique actuelle : ARCE ROSS, German, « Bouleversements de l’intimité partagée », Nouvelle psychopathologie et psychanalyse. PsychanalyseVideoBlog, Paris, 2012.
Présentation
La très grande confusion des rôles et des fonctions dans la paternité et la maternité que l’on connaît depuis les années 70, notamment depuis la révolution sexuelle et la perversion idéologique de Mai 68, produit encore aujourd’hui des troubles importants, en termes d’érotisme, d’amour et de sexualité entre hommes et femmes, dans les nouvelles générations.
Les actes pervers que l’idéologie de Mai 68 a provoqué sur plusieurs générations ont, en effet, leur source dans la déchéance macropsychique et occidentale du père au nom de la jouissance sans limites, aussi bien que dans la décomposition concomitante de la maternité de cœur et de chair.
Beaucoup de personnages ayant milité pour la parareligion de Mai 68 ont manifesté des graves troubles de la sexualité (tels que l’inceste, la pédophilie ou les violences du lien sexué), mais également ont commis des attitudes politiques contestables, une passion inconsidérée pour la gestion du pouvoir en bande voire pour l’argent facile, ainsi que des actes suicidaires. Quelques uns des dogmes principaux du catéchisme identitaire de Mai 68, qui pousse à « jouir sans entraves » ou à « faire l’amour, pas la guerre », indiquent involontairement l’analogie entre amour et jouissance, entre amour et guerre, entre amour et violence. À la suite de ces réactions macropsychiques de grande souffrance collective, nous avons pratiquement perdu le désir d’amour mais, en compensation, avons gagné une jouissance illimitée dans les violences et la guerre entre hommes et femmes, entre factions, entre communautés, entre générations.
Si la lutte des classes, le panféminisme, le genrisme, la destruction de la famille, l’égalitarisme, la haine de la paternité et du masculin, l’apologie de l’homosexualité et du transsexualisme, des drogues et des autres perversions sexuelles, c’est-à-dire les idéaux de Mai 68, avaient été un véritable progrès pour l’humanité, nous ne nous trouverions pas dans ce type de société où nous vivons tous contre tous. Sans doute, les sociétés occidentales se trouvent dominées, non seulement par une augmentation exponentielle des violences du lien sexué, auxquelles participent autant les hommes que les femmes, mais également par des générations de sujets ayant perdu le sens du respect, de l’autorité, de l’interdit et donc du lien de civilisation.
Le déclin du Nom du père, au nom d’une destruction soi-disant nécessaire de la famille — que certains appellent, à tort, traditionnelle ou bourgeoise —, est devenu également une déchéance du désir de maternité et une forclusion de la féminité chez un nombre accru de femmes. Quelques unes des manifestations de ces deux processus macropsychopathologiques est la solitude, l’impossibilité de faire couple, le développement des sexualités identitaires et la méfiance grandissante entre le sexes.
Je présente à la suite un article publié en 2006 dans l’Évolution psychiatrique qui reste absolument d’actualité.
GAR, Paris, le 22 février 2024
Le Nouvel Ordre de l’intime
De fait et involontairement, c’est-à-dire sans que ce soit son véritable but, le cabinet d’un psychanalyste est un bon outil pour observer et mesurer l’étendue de phénomènes appartenant à une sorte de sociologie ou bien plutôt à une anthropologie psychanalytique du rapport au corps, à la sexualité, à la sexuation et à l’amour dans la société moderne aujourd’hui.
En étant le résultat d’un processus se manifestant déjà depuis les années 80 et surtout depuis les années 90 mais ayant leurs racines dans les mouvements sociaux des années 60 et 70, on observe aujourd’hui des bouleversements importants de l’intimité partagée, aussi bien chez les hommes que chez les femmes, en ce qui concerne plus précisément le rapport au désir, à la sexualité, à l’amour et, en conséquence, au couple. Nous faisons référence à la féminisation globale des relations amoureuses, à la masculinisation du désir chez les femmes, à l’étendue considérable des nouvelles pratiques érotiques comme les triangles amoureux polysynchroniques, la renaissance de l’amour romantique, la sexualité plastique, le récit interréflexif permanent, les addictions sexuelles ou les alternances entre hétérosexualité et homosexualité ; sans oublier les dérives clairement perverses comme le renouveau de la prostitution et de la pornographie, les rencontres échangistes, les mouvances libertines, les pratiques sadomasochistes, les déformations transsexuelles, l’actualité de la violence sexuelle entre adultes et autres violences sexuelles intergénérationnelles culminant dans la criminalité pédophile. Toutefois, en contre-position à tout cela, il y a les cas, de plus en plus fréquents, de jeunes hommes et de jeunes femmes, même trentenaires ou plus âgés, se trouvant encore complètement exclus ou en-déça de toute expérience érotique complète et satisfaisante, qu’ils le revendiquent (comme les asexuels) ou pas. C’est le cas, par exemple, de jeunes femmes apparemment libérées mais qui ne sont pas vraiment épanouies dans leur sexualité, c’est-à-dire que, malgré leur capacité à entretenir des relations érotiques suffisamment poussées ou désinhibées avec de multiples partenaires, elles ne parviennent pas à atteindre l’orgasme féminin.
Tout ceci crée une nouvelle moralité, excessivement puissante, impérieuse, catégorique, féroce, qui uniformise les pensées et qui devient la partie psychologique d’un nouvelle forme de totalitarisme.
Il faut noter cependant que tous ces changements amoureux et sexuels sont de deux ordres très distincts : l’un, qui est constructif, à savoir qu’il s’agit d’une tentative plus ou moins réussie d’améliorer la relation amoureuse et érotique entre hommes et femmes (ou, éventuellement, entre des personnes du même sexe) ; l’autre, qui est clairement pervers puisqu’il s’appuie sur la seule volonté de jouissance sexuelle déconnectée de tout affect et parfois coupée même de tout respect de la dignité ou de la vie humaines.
Nous supposons que, d’une manière très générale, ces changements trouvent, en partie, leur source notamment dans la nouvelle disposition érotique et désirante des femmes vis-à-vis de laquelle les hommes réagissent comme ils le peuvent, ce qui nous permet de parler, entre autres, d’une véritable crise réactionnelle de la sexualité masculine. Par ailleurs, on pourrait dire qu’après les années Sida, les gens chercheraient, par ces nouveaux agissements intimes, à faire réémerger ou retrouver la flamme du désir perdu. Il y a une recherche, un peu désespérée ou anarchique, quoique parfois suffisamment encadrée ou socialisée, de nouvelles modalités de relation, voire une reprise d’anciennes modalités mais dans des configurations inédites.
Les Triangles amoureux polysynchroniques
A l’heure actuelle, nous sommes confrontés à des situations amoureuses triangulaires mais beaucoup plus compliquées qu’auparavant., dans le sens où l’on observe souvent une superposition de triangles amoureux ou simplement érotiques qui coexistent dans le même temps mais avec des valeurs partielles différentes quoique pas forcément complémentaires. Notons qu’il ne s’agit pas de la simple dichotomie entre une relation officielle (mariage, fiançailles) et une autre clandestine comme c’était le cas dans le ravalement de la vie amoureuse que Freud avait analysé à son époque. On observe plutôt une multiplicité de relations concomitantes, pas toujours clandestines, mais en tout cas ces amours plurielles se présentent comme des relations partielles dans le sens où dans chacune d’elles c’est un élément partiel qui est choisi, favorisé, mis en exergue ou surinvesti. Plus qu’une recherche d’un ensemble cohérent, il semblerait qu’il s’agit d’une fuite vers la sériation érotique par laquelle glissent aussi bien le désir sexuel et le discours amoureux pourtant sans forcément se rencontrer ou sans constituer un nouveau noyau.
Lors de la révolution sexuelle, les couples se formaient et se disolvaient sans d’autre procès que celui de la spontanéité des rencontres, un couple naissant excluait et se substituait au précédent. Aujourd’hui, nous observons une synchronie dans la constitution non pas de véritables couples mais de relations multiples.
Il s’agit d’une sorte de polygamie généralisée et non avouée qui touche aussi bien les hommes que les femmes.
Notons que ces triangles synchroniques et symboliquement polygames et polyandriques s’appuient largement sur l’expérience hautement intense des amours clandestines.
Un nouvel ordre de l’intime ?
Y a-t-il du nouveau aujourd’hui concernant l’amour, le sexe ou la relation intime entre les sexes dans la société occidentale moderne ?
A. Giddens, professeur de Sociologie à l’Université de Cambridge, l’affirme en partant de quelques constats. Il note d’abord qu’après la révolution sexuelle et le mouvement de libération des femmes, celles-ci exigent désormais une pleine égalité avec les hommes dans les domaines de l’amour, du sexe et de l’érotisme ; de ce fait, les changements dans les attitudes et les comportements sexuels ont été bien plus prononcés chez elles que parmi les hommes. Il indique aussi que cette égalité, hautement revendiquée par les femmes, tend à produire de nouvelles formes d’engagement dans la sphère des relations amoureuses dont la renaissance de l’amour romantique et ce qu’il appelle la relation pure ou l’amour convergent seraient les paradigmes. Il observe encore que, malgré le grand abîme émotionnel qui sépare les hommes des femmes, ou à cause de cela même, les nouvelles formes d’intimité se fondent en général sur un lien émotionnel intense, lequel est composé, d’une part, de la sexualité plastique (expérience de plaisir totalement affranchie des exigences de la reproduction) et, d’autre part, de l’élaboration d’un récit permanent, réciproque et intensément partagé dans le couple.
Féminisation de la relation, masculinisation des femmes
La nouvelle intimité part ainsi d’une féminisation généralisée des moeurs sexuels et émotionnels, dont le caractère principal serait la production d’un récit intersubjectif permanent. C’est d’ailleurs peut-être ce phénomène qui expliquerait l’émergence et l’étendue sans précédents de demandes pressantes de psychothérapie et de programmes les plus variés de développement personnel. En tout cas, le nouvel ordre de l’intime passerait également par une nette tendance à la masculinisation dans le comportement sexuel et amoureux des femmes.
Giddens procède par la mise en série de constats sociologiques, tirés la plupart d’enquêtes reconnues, mais aussi par une critique acerbe de la conception de la sexualité chez M. Foucault, théorie qu’il dit d’ailleurs utiliser comme un « repoussoir ». Il reproche notamment à Foucault de donner trop d’importance à un discours idéologique qui homogénéise la sexualité au détriment de la différence entre les sexes. En outre, il perçoit un certain nombre de facteurs qui demeurent largement absents de l’analyse de Foucault, tels que la propagation des idéaux du couple romantique, notamment parce que les liens conjugaux se détachent de plus en plus depuis le XIXème siècle de l’ensemble des relations familiales. Un autre aspect mésestimé serait la limitation drastique du nombre des naissances au sein de chaque foyer par l’adoption de méthodes modernes de contraception. Différemment à Foucault, Giddens soutient que l’apport freudien permet une narration réflexive et ordonnée du soi et que l’extrême importance du corps dans la société moderne tient à sa fonction dans l’architecture de l’identité : « la réflexivité du corps a connu une accélération fondamentale avec l’invention du régime alimentaire dans son acception moderne — naturellement bien différent de celui qui était pratiqué dans l’Antiquité » (p. 47). Au final, ce que Foucault néglige, selon Giddens, serait la transmutation de l’amour dans ses rapports avec l’émergence de la sexualité ainsi qu’avec l’importance grandissante de la réflexivité et de l’identité subjective.
En suivant l’auteur, nous pouvons affirmer que la révolution sexuelle et les événements sociaux affectant directement et indirectement l’intimité lors des quarante dernières années ont provoqué trois phénomènes psychosexuels irréductibles. Premièrement, il y a la création de ce que Giddens appelle la sexualité plastique, qui a été permise par la libération du plaisir sexuel de la reproduction aussi bien que des peurs qui lui étaient attachées jusqu’alors. En termes pratiques, la sexualité plastique est constituée de préférence d’une augmentation exponentielle du sexe oral ainsi que d’un accroissement massif des pratiques masturbatoires. Le développement de ces relations interpersonnelles approfondies entre des partenaires sexuels, guidés uniquement par la recherche du plaisir sexuel, a donné lieu à l’établissement d’entreprises émotionnelles communes (fondées sur la recherche d’un soutien émotionnel commun) sans que cela se traduise par le voeu de fiançailles ou de mariages mais avec la seule aspiration à vivre une véritable romance. La sexualité plastique se présente alors comme une sorte de mélange entre la fonction reichienne de l’orgasme et un bovarysme collectif à l’heure d’un individualisme exacerbé par la globalisation libérale. Deuxièmement, nous pouvons faire référence à la conquête indiscutable chez les femmes de leur autonomie sexuelle ; on y observe une plus grande disponibilité sexuelle, qui transparaît par exemple dans l’augmentation des expériences sexuelles extra-conjugales chez les femmes mariées. Troisièmemement, on doit évoquer l’épanouissement spectaculaire des pratiques homosexuelles et de la culture « gay » mais aussi une étendue considérable de la perversion polymorphe, de la pornographie et de la violence sexuelle.
Pour Giddens, ce nouvel ordre de l’intime a comme conséquence un ravalement des conditions phalliques qui soutiennent la sexualité masculine. En quelque sorte, on assisterait à une féminisation des conditions essentielles de l’intimité partagée ainsi qu’à une masculinisation globale du comportement sexuel des femmes libérées lesquelles, d’avoir été considérées à une époque comme ayant une vie sexuelle dissolue, sont venues à constituer aujourd’hui de plus en plus la norme. Cependant, qu’elles soient placées dans une catégorie ou dans une autre, qu’elles appartiennent à la classe des femmes mariées, mères de famille et de moeurs classiques ou à celle des maîtresses, ayant un vécu sexuel libre ou libertin, les femmes demeurent fatalement incomprises par les hommes et notamment, ce qui semble être très paradoxal, surtout par ceux qui les aiment.
Caractère narratif de l’amour romantique
Giddens fait une distinction entre l’amour passion, dans le sens de Stendhal, en tant qu’urgence maladive et captivante qui n’est une base ni nécessaire ni suffisante pour le mariage, et l’amour romantique, phénomène universel et idéalisé comme le premier mais qui, depuis le XVIIIème siècle, inclut une narration réflexive de l’événement subjectif ; d’ailleurs, l’auteur situe la naissance de l’amour romantique à la même période où apparaît le roman comme forme littéraire reconnue. Tout en faisant prédominer le sublime sur l’exhubérance sexuelle, l’amour romantique, beaucoup plus que l’amour passion, associe épanouissement personnel et liberté individuelle et, dans ce sens, il le considère comme une dérivation socialement modifiée de l’amour passion ayant considérablement affecté le développement du mariage et les relations intimes entre les sexes.
En tant qu’il est attirance immédiate mais selon une imagination secrète entretenue depuis longtemps, puisqu’il est apparemment simple fascination de la rencontre mais dans le contexte d’un vécu extrêmemement idéalisé, selon qu’il est coup de foudre mais selon qu’il est aussi inscrit dans une histoire déjà tissée mentalement et prêtée à un personnage fruit d’un vieux rêve d’évasion, l’amour romantique se présente comme un amour féminisé. En effet, s’il revenait en priorité aux femmes de s’occuper du domaine de l’amour, l’amour romantique est dit aussi féminisé dans la mesure où la femme moderne hérite, à cet endroit, d’un pouvoir émotionnel qu’elle s’autorise désormais à exercer dans sa relation à l’homme.
En exigeant l’élaboration d’un récit contemporain du développement de la relation, l’amour romantique présuppose, à la différence de l’amour passion, une certaine capacité à s’interroger sur les sentiments éprouvés envers autrui, sur la position émotionnelle et affective de l’autre, sur les conditions nécessaires pour l’épanouissement et le maintient de la relation amoureuse… Dans ce sens, son caractère narratif, en offrant à chacun des partenaires une trajectoire de vie à long terme et, de fait, une histoire partagée qui les unit tout en les séparant des autres, implique que l’amour romantique est surtout un phénomène réflexif.
En posant la question de l’intimité partagée, l’amour romantique crée ainsi une biographie narrative réciproque qui tente et parfois réussit à s’affranchir des issues dramatiques et quelque fois tragiques de l’idéalisme passionné, voire des impasses psychologiques du bovarysme par exemple. Cependant, le degré de réussite de la narration romantique est relatif et reste limité en fonction des différences sexuelles. Ainsi, pour indiquer les différences qui existent dans les processus de narration selon les sexes, nous devons, selon Giddens, souligner le fait que, puisque pour elles l’entrée dans la vie adulte implique beaucoup plus d’efforts que pour les hommes, la formation des liens que les femmes souhaitent et investissent ainsi que les récits qu’elles élaborent évoluent sous la forme du « nous », tandis que les hommes se contentent du « moi, je ». En outre, dans les récits romantiques modernes, on observe une stratégie de capture amoureuse dont l’agent subversif est souvent une femme : l’héroïne parvient à produire la métaphore de l’amour et, par là, réussit à se faire aimer d’un homme qui était initialement et demeurait jusque là indifférent, antagoniste ou même hostile.
Relation pure et amour convergent
L’une des figures érotiques principales des transformations de l’intimité serait la relation pure, qui est à entendre comme un ensemble complexe d’interactions intimes, sexuelles et amoureuses faisant l’objet de négociations et d’arrangements émotionnels incessants. Ce projet largement ouvert comporte de nouvelles exigences et est vécu sous la forme d’expérimentations sociales quotidiennes. En tant que reconfiguration générique de l’intimité, ainsi que comme évolution (ou dérivation) anthropologique du mariage, la relation pure apparaît comme une situation d’alliance amoureuse établie et maintenue entre deux personnes mais en fonction seulement du degré de satisfaction que les deux partenaires peuvent y trouver. Dans ce sens, son développement est parallèle à celui de la sexualité plastique et trouve son fondement théorique dans l’amour romantique pur.
Toutefois, Giddens note une distinction très grande entre les sexes par rapport à l’amour romantique. Si les femmes ne présentent pas de difficultés particulières pour s’adapter aux nouvelles règles du jeu amoureux, l’homme romantique au contraire est conservateur, classique, traditionnaliste et, en conséquence, ne cherche pas l’égalité avec les femmes, ne participe pas réellement à l’exploration d’une nouvelle intimité mais se voit toujours, comme avant, happé par les impératifs et les plaisirs immédiats de la séduction. L’un des éléments importants concernant la sexualité masculine est que les hommes, même aujourd’hui, ne semblent pas accepter complètement l’apparente indépendance sexuelle des femmes, qu’ils considèrent comme une de leurs prérogatives à eux. Une grande partie de la violence masculine sur les femmes semble concerner cette question, ce qui va tout à fait à rebours des acquis de la révolution sexuelle et du mouvement de libération des femmes. En contreposition, on observe la permanence d’une grande dépendance émotionnelle des hommes vis-à-vis des femmes, à partir du moment où ils ont toujours voulu rechercher leur propre identité seulement dans le domaine professionnel et dans les techniques de séduction. Giddens note alors, d’un côté, que, du fait de l’émancipation croissante des femmes dans tous les domaines de la vie, on assiste à une fragmentation des idéaux de l’amour romantique et, d’un autre côté, que de la nette opposition se dessinant entre celui-ci et la relation pure pourra naître ce qu’il appelle l’amour convergent. Celui-ci se caractérise par une grande ouverture à l’autre ainsi que par une extrême mobilité potentielle des attachements. De cette façon, en tant qu’actif, contingent et s’opposant à l’aspiration d’unicité de l’amour romantique, l’amour convergent serait une des causes de la tendance actuelle de certains individus qui se séparent ou divorcent sans cesse. Dans l’amour convergent, il ne s’agit pas de trouver enfin la personne élue mais tout simplement de vivre une relation spéciale. Ce qui est pourtant intéressant dans cet amour est qu’il introduit l’ars erotica au coeur même de la relation conjugale, puisqu’il « fait de la satisfaction sexuelle réciproque un élément clé de la continuation ou de l’interruption de la relation », ce que l’amour romantique au contraire avait tendance à écarter.
En outre, dans la mesure où il tend à effacer la différence traditionnelle entre les sexes, l’amour convergent provoque une disparition de la scission entre femmes « respectables » et celles qui sont considérées libres ou libertines. Notons aussi qu’il n’est pas forcément vécu dans la monogamie ou dans l’exclusivité sexuelle, ni est d’ailleurs non plus réservé à l’hétérosexualité. Si nous relions tous ces aspects, nous pouvons voir émerger par là une sorte de néo-perversion, quelque chose qui se présente comme un réveil pervers de la sexualité masculine, comme une révolte masculine sous la forme du fantasme, de plus en plus réalisé, de la polygamie et de la nouvelle “liberté” sexuelle, voire même sous la forme de l’étendue des pratiques sadomasochistes, masturbatoires et homosexuelles. De façon générale, nous assistons donc à un sursaut pervers, compulsif et polymorphe de la sexualité masculine dans son opposition radicale aux libertés de plus en plus affirmées des femmes. Il se déduit ainsi que le danger avéré est que l’amour convergent ne devienne un attachement addictif, ou une dépendance pathologique, à la relation passagère voire à la pure romance, comme c’est souvent le cas dans les amours adolescentes, au détriment de la construction d’une relation amoureuse où chacun des partenaires respecte l’indépendance de l’autre. L’amour convergent risque alors de dériver vers ce que l’auteur appelle l’interdépendance.
Femme interdépendante et crise de la condition masculine
D’une manière très pertinente, Giddens note qu’en contreposition aux attitudes compulsives de la sexualité masculine, une figure de femme voit de plus en plus le jour ; il s’agit de la femme interdépendante qui très facilement s’attache, prend soin et se met à dépendre des problèmes d’un autre follement aimé. Les femmes ayant cette caractéristique construisent une relation, que nous pouvons également appeler amour altruiste, où il s’agit de sauver l’homme de ses propres dépendances autant que de rechercher inconsciemment que le dévouement si facilement offert par elles soit paradoxalement rejeté par lui. Un tel complexe de Cendrillon trouve son sens dans une relation « au sein de laquelle une personne se trouve psychologiquement liée à un(e) partenaire dont les faits et gestes sont régis par une compulsion » (p. 113), ou par une fixation à la relation d’amour elle-même. L’interdépendance serait une dépendance compulsive des deux partenaires au lien qui les unit, assez souvent d’ailleurs de façon conflictuelle : « chacun des deux individus dépend d’une “altérité” représentée par son ou sa partenaire ; pour autant, aucun d’entre eux n’est en mesure d’identifier la nature exacte de sa dépendance envers l’autre, ni de se familiariser avec elle » ( pp. 113-114). Dans cette nouvelle intimité constatée, les attitudes se sont inversées puisque si les femmes veulent désormais du sexe, ou ont effectivement la possibilité de le rechercher et de le trouver, les hommes se tournent sans doute en direction de l’amour, ce qui peut éventuellement expliquer le boom européen d’hommes mûrs se liant sincèrement à des jeunes femmes idéalistes passionnées. Ces deux tendances, à savoir la masculinisation des femmes (dans leur recherche de plaisir sexuel) et la féminisation des hommes (dans leur aspiration amoureuse), ont pour effet de décaler, renverser ou bousculer les principes jusqu’alors acceptés. Entre ces deux tendances radicales, plusieurs autres formes érotiques se manifestent et se mélangent donnant lieu à des configurations hybrides.
Aujourd’hui, selon l’auteur, « la sexualité compulsive doit être pensée et comprise dans un contexte où l’expérience sexuelle est devenue plus libre que jamais auparavant, et où l’identité sexuelle représente un élément absolument central de la narration du soi » (p. 99). Cependant, concernant la conduite sexuelle, les femmes sont devenues aussi compulsives et addictes que les hommes, même si au fond reste en vigueur chez elles le rêve d’un amour qui dure. L’addiction s’opposant au choix ou à l’exercice de la liberté subjective et les femmes ayant acquis le modèle qui était auparavant considéré comme masculin, leur sexualité compulsive prend le relais des troubles de la conduite alimentaire ; on observe ainsi une expression croissante de l’oralité et de ses troubles dans la sexualité.
Étant donné que les femmes agissent désormais comme les hommes en quête de nombreuses aventures sexuelles, c’est-à-dire également comme eux de façon compulsive, ceux-ci se sentent gênés, menacés et se trouvent dans l’impossibilité d’élaborer une narration d’eux-mêmes. Cette situation en forme d’impasse les oblige à réagir par un sursaut parfois violent contre les femmes et constitue une véritable crise actuelle de la condition masculine qui trouve en partie son soulagement pathologique dans le développement incessant de la pornographie. En effet, malgré une disparition progressive de la complicité des femmes vis-à-vis des fantasmes masculins, il se produit paradoxalement en parallèle avec cette tendance une ampleur impressionnante de la pornographie qui est à comprendre comme une forme plus ou moins acceptée de violence sexiste : la pornographie serait ainsi pour certains auteurs le côté visuel et théorique tandis que le viol serait la pratique. Si dans la violence pornographique on observe une tentative de dompter la jouissance sexuelle féminine, tout en essayant de neutraliser les peurs qu’elle procure comme de dissiper la menace que l’intimité représente, cela ne parvient pas moins à calmer en réalité la frustration masculine toujours insidieusement présente dans le désir. Mais, si la pornographie reste la voie privilégiée de la violence sexuelle masculine à l’égard de la disparition progressive de la complicité féminine, l’augmentation de la violence sexuelle entre les sexes n’est pourtant pas l’apanage des hommes ; car les femmes exercent également de la violence à l’intérieur des couples aussi bien hétérosexuels qu’homosexuels et, en outre, il y a aussi la violence que certains sujets demandent volontiers à la (ou au) partenaire.
Partant d’une critique de la théorie freudienne sur la question, Giddens considère que les hommes, dont l’identité sexuelle procure un profond sentiment d’insécurité du fait de la perte irréparable de l’amour maternel et ayant en conséquence une véritable inaptitude à l’autonomie émotionnelle, ont autant, voire plus, besoin d’être rassurés dans le domaine de l’amour que les femmes. Les difficultés que l’intimité pose aux hommes est expliquée, d’une part, par la domination maternelle dont ils n’ont pas pu vraiment s’y défaire ainsi que par la vénération pour la mère qui lui est corrélative ; d’autre part, également, à cause des larges lacunes présentes dans la narration émotionnelle de leurs vies. En revanche, grâce à l’éducation ainsi qu’aux moyens familiaux ou au développement des liens amicaux dont elles disposent, les femmes peuvent plus aisément s’affirmer et s’épanouir dans une autonomie émotionnelle. De ce fait, le désir d’amour serait aujourd’hui plus grand chez l’homme que chez la femme.
Au fond, tout cela voudrait dire que nous resterions encore aujourd’hui dans la simple opposition entre les expressions vulgaires, obscènes, voire pornographiques, d’un amour publique et la défense plus ou moins secrète d’un amour pudique. Néanmoins, pour nous, l’intimité partagée doit par définition demeurer et être vécue au niveau du restreint, du confidentiel, c’est-à-dire de ce qui échappe au regard des autres. Dans ces conditions, nous ne voyons pas vraiment comment une sorte de démocratisation, réelle mais toujours relative, des relations interpersonnelles peut entraîner une véritable nouvelle intimité. Il nous semble, au contraire, qu’il ne peut pas exister de démocratisation possible entre les sexes, autrement que comme simple projection sociologique de l’auteur, non pas par manque de volonté des uns et des autres mais simplement parce que, de structure, il n’y a pas de véritable complémentarité entre le féminin et le masculin. Car les univers si différents du féminin et du masculin, fondant ce qu’on appelle la guerre universelle entre les sexes, ne le permet pas.
Il y a bien aujourd’hui une plus grande négociation dans les couples qu’autrefois, et c’est un progrès bienvenu ; il y a bien une discussion, à la fois plus élargie et plus approfondie, sur la nature même de la relation qui lie deux êtres. Sans aucun doute, là il y a démocratisation, mais uniquement dans le domaine des relations interpersonnelles au sein du couple. Le problème, néanmoins, est qu’il y a des éléments psychiques qui échappent à la volonté, à la conscience et au dire. Il s’agit d’éléments structurels qui simplement s’imposent et qui ne peuvent pas passer par des processus d’échange dans ce qui serait une négociation démocratique, forcément consciente et volontaire. Déjà, une des preuves que la structure du non-rapport sexuel prime sur les volontés sociologiques est que, dans notre époque dite moderne et démocratique, libre et à économie de marché, où toutes les différences sont tolérées et même souhaitées à outrance et où il y a de plus en plus de négociation dans les relations professionnelles, sociales et de couple entre les hommes et les femmes, on observe paradoxalement, d’une part, une tendance massive à la sexualité compulsive et, d’autre part, une montée exarcebée de la violence, des délits et des crimes à connotation sexuelle.
Tandis qu’elle disparaît en tant que catégorie psychopathologique des manuels actuels de psychiatrie, la perversion fait malheureusement retour dans le réel des moeurs. Ce constat nous mène à nous interroger sur le fait de savoir si la libération sexuelle ou la démocratie sexuelle doivent à ce point aller de pair avec une telle addiction à la sexualité qui emprisonne le sujet dans la quête anxieuse d’une identité impossible. En tout cas, les temps modernes produisent inévitablement une nouvelle sorte de morale, un standard sexuel nouveau, peut-être plus libre ou plus lucide qu’autrefois, authentiquement impliqué dans la négociation imaginaire avec l’autre, mais individualiste, androgyne, compulsif, qui engendre parfois des violences inédites et qui se propose comme réponse presque religieuse à l’insoluble différence des sexes.
Osons dire que, outre le néo-romantisme, la relation pure et l’amour convergent, la sexualité devient aujourd’hui, en partie, une figure marchande, hybride et fétichiste, tout à fait à l’image du capitalisme globalisant, pervers et déchaîné qui paradoxalement fait fi et défi à la signification de la mort. Ainsi, en tant qu’incarnation de l’échec radical de la civilisation moderne dont parle Giddens, les bouleversements de l’intimité partagée et la nouvelle sexualité semblent faire dangereusement appel au retour d’une sanction du mortel. Sache une politique et une érotique inspirées par la psychanalyse modifier les tendances perverses toujours orientées vers une réédition du pire.
German ARCE ROSS. Paris, 2006, 2012.
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